Soudan du Sud : Ses talents d'acteur lui ont sauvé la vie
Chez lui au Soudan du Sud, Moses était acteur et réalisateur. Enlevé par des hommes armés alors qu'il tentait de fuir, il a utilisé tout son savoir faire pour rester en vie.
BIDIBIDI, Ouganda – Moses* connaissait la façon de procéder aux postes de contrôle qui coupaient sa route vers la sécurité, au sud ; lorsque les hommes armés vous demandent de vous joindre à eux, vous refusez poliment, vous payez un pot‑de‑vin et vous continuez votre chemin.
Pendant plusieurs jours, ces tactiques ont suffi à Moses pour fuir la guerre au Soudan du Sud et essayer de gagner l’Ouganda voisin. Mais il a fini par manquer d’argent. Incapable de payer, il a été arrêté et conduit dans une forêt que les hommes appellent la « base de mise à mort ».
« Le sol était jonché de cadavres, de restes humains, et il y avait du sang partout », dit Moses, 23 ans. Ils ont tué tellement de gens qu’ils n’ont pas eu le temps de tous les enterrer. »
« J’ai récupéré du sang sur un corps, je m’en suis badigeonné et je me suis allongé parmi les morts. »
Laissé seul un instant, Moses, qui était un acteur et réalisateur chez lui près de la ville sud‑soudanaise de Yei, a compris qu’il n’aurait qu’une chance de survivre. Mais il allait devoir s’en remettre à son expérience.
« J’ai récupéré du sang sur un corps, je m’en suis badigeonné et je me suis allongé parmi les morts », dit‑il. Lorsque les hommes armés sont revenus, ils ont pensé que j’étais un autre cadavre. Mes talents d’acteur m’ont sauvé la vie. »
Plus d’un million de Sud-Soudanais ont fui la guerre civile qui se propage dans leur jeune pays. La guerre a commencé il y a presque trois ans.
Les chiffres montrent peu de signes d’essoufflement. Le HCR, l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés, a annoncé aujourd’hui que 3500 Sud-Soudanais avaient fui leur pays chaque jour en moyenne au cours du mois d’octobre.
La plupart ont gagné l’Ouganda, où 2400 personnes sont arrivées chaque jour en moyenne depuis le début du mois d’octobre. L’Ouganda a accueilli plus de 250 000 nouveaux réfugiés depuis l’éruption de la violence dans la capitale du Soudan du Sud, Juba, le 7 juillet.
La majorité des nouveaux arrivants viennent de la région de l’Équatoria au Soudan du Sud, où, selon leurs témoignages, des groupes armés harcèlent les civils, tuent et torturent ceux qu’ils soupçonnent de soutenir les factions ennemies, incendient des villages, agressent sexuellement les femmes et les filles et recrutent de force les garçons et les jeunes hommes.
Ces dernières semaines, les réfugiés ont été de plus en plus nombreux à franchir les points de passage frontalier non officiels, en raison, apparemment, de la présence de groupes armés qui empêchent les personnes d’utiliser les routes principales.
« Les réfugiés interrogés ont clairement vécu des choses horribles sur le chemin jusqu’à la frontière », dit Nasir Fernandes, qui coordonne l’aide d’urgence du HCR en Ouganda.
« Nous voyons beaucoup de femmes et d’enfants qui arrivent épuisés, déshydratés et souvent traumatisés. Nous essayons de les réinstaller plus loin de la frontière dès que possible pour qu’ils aient accès aux services essentiels et aux soins dont ils ont besoin. »
« Nous avons collecté de la rosée pour boire et tué des rongeurs. »
Moses était l’un de ces réfugiés. Pour se rendre en Ouganda, il a marché pendant une semaine à travers les buissons avec sa femme, Estelle*, une actrice âgée de 21 ans. Ils n’avaient avec eux que quelques vêtements, des couvertures et leur matériel cinématographique.
« Nous avons collecté de la rosée pour boire et tué des rongeurs ou pris des légumes dans des fermes abandonnées pour nous nourrir », a déclaré Moses dans une interview réalisée à l’installation de réfugiés de Bidibidi, en Ouganda. À un moment donné, le couple a été séparé. Peu après, Moses a été enlevé.
Alors qu’il attendait que les hommes reviennent, gisant parmi les morts et couvert du sang d’une victime, Moses s’est rappelé qu’il avait son téléphone portable dans la poche. Il a été pris du désir professionnel de conserver une trace de ce qui lui arrivait, et il a secrètement réglé la caméra de son téléphone pour enregistrer ce qui se passait.
« Je savais que ce que je faisais était dangereux, mais qu’avais‑je à perdre ? » dit‑il. « À ce moment‑là, j’étais déjà mort de bien des façons. » Pendant plusieurs heures, il a été témoin de meurtres à la chaîne et il a vu une femme se faire violer à maintes reprises. Longtemps après le départ des hommes et la tombée de la nuit, il a rampé, puis il a couru pour se mettre à l’abri.
Ironie du sort, il est peu probable que les images tournées par Moses ne soient jamais vues, même s’il a risqué sa vie pour les enregistrer. Pendant leur ultime voyage jusqu’au centre de réfugiés en Ouganda, Estelle et Moses se sont fait voler toutes leurs affaires, y compris le téléphone portable de Moses.
Aujourd’hui, Estelle et Moses doivent tout recommencer. À l’installation de Bidibidi, où le gouvernement ougandais alloue aux réfugiés des carrés de terrain à cultiver et leur permet de travailler et de créer des entreprises, le couple explore l’idée de travailler à un film avec d’autres réfugiés.
« Je sais cultiver, alors je travaillerai la terre et j’économiserai un peu d’argent pour acheter ou louer le matériel qui m’a été volé », indique Moses. Les gens ici aspirent à travailler ensemble, et je rédige déjà un script. La seule façon de nous en sortir est de communiquer et de surmonter notre intolérance. »
* Les noms de Moses et d’Estelle ont été modifiés par souci d’anonymat.