Procureur c. Goran Jelisic (Décision orale)
Publisher | International Criminal Tribunal for the former Yugoslavia (ICTY) |
Author | International Criminal Tribunal for the former Yugoslavia (ICTY); Trial Chamber I |
Publication Date | 18 October 1999 |
Citation / Document Symbol | IT-95-10-T |
Related Document(s) | Prosecutor v. Goran Jelisic (Trial Judgement) |
Cite as | Procureur c. Goran Jelisic (Décision orale), IT-95-10-T, International Criminal Tribunal for the former Yugoslavia (ICTY), 18 October 1999, available at: https://www.refworld.org/cases,ICTY,48abd55c0.html [accessed 27 May 2023] |
AFFAIRE JELISIC
19 octobre 1999
1) Bref rappel de la procédure
Goran Jelisic a été initialement accusé de génocide, violations graves des conventions de Gencve, violations des lois ou coutumes de la guerre, et crimes contre l'humanité par un acte d'accusation enregistré le 30 juin 1995.
Goran Jelisic a été arreté le 22 janvier 1998 et immédiatement transféré à La Haye. Lors de sa comparution initiale, le 26 janvier 1998, il a plaidé non-coupable.
L'acte d'accusation était modifié une premicre fois r la demande du Procureur afin d'en retirer toutes les charges basées sur l'article 2 du Statut pour violations graves des Conventions de Gencve, et un premier acte d'accusation modifié était enregistré le 13 mai 1998.
A la suite des discussions entre les parties et de la mise en état organisée sous l'autorité de la Chambre par le Juge Riad, un "Accord sur les faits relatifs aux plaidoyers de culpabilité envisagés par Goran Jelisic" a été signé le 9 septembre 1998 par l'accusé et par les conseils d'alors de l'accusation (M. Bowers et M. Tochilovsky) et de la défense (M. Londrovic et M. Kostich).
Sur la base de cet Accord, un nouvel acte d'accusation était préparé, qui était enregistré le 20 octobre 1998.
Le 29 octobre 1998, Goran Jelisic confirmait qu'il plaidait non-coupable du chef de génocide mais plaidait coupable des crimes de guerre et crimes contre l'humanité, tels que décrits dans l'Accord du 9 septembre. Les parties s'accordaient à considérer qu'un procès devait avoir lieu sur le crime de génocide et que l'audience sur la fixation de la peine ne devrait intervenir qu'aprcs.
C'est dans ces conditions que le procès a commencé.
2) Présentation par le Procureur de ses moyens de preuve
Le 30 novembre 1998, le Procureur a prononcé sa déclaration liminaire. Il affirmait que Goran Jelisic avait été "envoyé à Brcko pour apporter sa contribution r la campagne de nettoyage ethnique" et que "pendant deux semaines environ, [il avait] agi en tant que principal bourreau du camp de Luka. Il avait pouvoir de vie et de mort. Il tuait systématiquement et de façon répétée des détenus musulmans, ainsi que quelques Croates". Le Procureur précisait que l'accusé avait "commis ces meurtres [..] dans l'intention de détruire en tout ou en partie un groupe racial, ethnique ou religieux" et que le "groupe ciblé par Goran Jelisic était important de par le fait qu'il regroupait tous les notables de la communauté musulmane de Bosnie de la région, mais également important par son nombre". L'accusé "faisait montre d'une autorité considérable" et il avait reçu "l'instruction de tuer le plus grand nombre de Musulmans possible". L'intention génocidaire pouvait être démontrée par les propos de l'accusé lui-même, tels que les témoins les rapporteraient aux Juges, et il apparaîtrait que "Goran Jelisic était un participant efficace et enthousiaste à [la] campagne de génocide". Le Procureur concluait: "[..] pour les victimes de Brcko, le visage du génocide est celui, était celui de Goran Jelisic".
Le premier témoin de l'accusation a été entendu le 30 novembre 1998.
Le procès a dû ensuite être interrompu, pour plusieurs raisons, et n'a finalement pu reprendre que le 30 août 1999.
Au total, le Procureur a présenté 23 témoins et 70 pièces à conviction.
Le 22 septembre 1999, le Procureur a annoncé à la Chambre que, sous réserve d'un point qu'il souhaitait évoquer avec la Chambre, "oui, [il était] arrivé à la fin de la présentation de [ses] moyens de preuve". Le point en question avait seulement trait à la question de savoir si un témoin du Procureur pourrait venir confirmer les déclarations d'un autre témoin de l'accusation ayant affirmé que l'accusé avait joué à la roulette russe avec lui. Outre que le témoin n'a pas été produit, à l'évidence, ceci ne remettrait pas en cause la circonstance que le Procureur avait achevé la présentation de ses éléments de preuve.
A la suite de cette déclaration du Procureur, les Juges de la Chambre ont alors tenu une conférence de mise en état pour organiser les travaux de la Chambre. Ils ont notamment demandé aux avocats de l'accusé s'ils envisageaient de déposer une requête aux fins de rejet de l'acte d'accusation et si l'accusé comparaîtrait pour sa propre défense. Après discussion, ils ont fixé au 8 novembre la date pour le début de la présentation des éléments de preuve de la défense.
3) Délibéré
Les Juges ont ensuite examiné l'ensemble des éléments de preuve avancés par l'accusation. De leur délibéré, ils ont conclu que, sans même qu'il soit besoin d'entendre les arguments éventuels de la défense, l'accusé ne pouvait pas être reconnu coupable du crime de génocide.
Dans ces conditions, la Chambre a demandé au Greffe d'informer les parties de la tenue de la présente audience, conformément à l'article 98 ter du Règlement de procédure et de preuve (RPP), pour faire savoir qu'elle rendrait aujourd'hui sa décision dans l'affaire Jelisic.
Comme nous l'avons vu tout r l'heure, le Procureur a déposé, le 15 octobre, une requete tendant r ce que la Chambre retienne sa décision jusqu'r ce que l'accusation ait eu la possibilité d'exposer ses arguments, notamment juridiques, sur la situation de l'affaire, requete qui est donc rejetée.
4) Décision de la Chambre
J'en viens maintenant à la décision de la Chambre proprement dite, la décision au fond.
La Chambre, n'ayant pas entendu les éléments que les parties voudraient éventuellement soumettre pour l'appréciation de la peine, ne peut prononcer qu'un verdict de culpabilité ou de non-culpabilité. Elle ne peut aujourd'hui se prononcer sur la peine. En outre, la Chambre n'a pas eu matériellement le temps de rédiger l'intégralité des motifs de sa décision.
Mais la Chambre se doit d'assurer un procès équitable et rapide et de permettre une bonne administration de la justice. Comme nous venons de l'expliquer, les juges, après avoir délibéré sur les éléments de preuve présentés par l'accusation, sont parvenus unanimement à la conclusion que ces éléments "ne suffisent pas à justifier une condamnation" pour le crime de génocide. Ils doivent, dès lors, comme le prévoit l'article 98 bis du Règlement, prononcer d'office l'acquittement de l'accusé pour ce crime.
Il convenait d'en informer rapidement les parties, et notamment la défense, puisqu'aussi bien cette dernière devait commencer à présenter ses éléments de preuve le 8 novembre prochain.
Pourquoi acquitter Goran Jelisic de génocide et pourquoi le déclarer coupable pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité?
a) Le génocide
En ce qui concerne le génocide, Goran Jelisic a plaidé non-coupable.
Pour déclarer un accusé coupable de génocide, les juges doivent non seulement vérifier la matérialité des faits sur lesquels l'accusation est fondée (ici, le meurtre de plusieurs dizaines de personnes). Mais ils doivent aussi apprécier, au-delà des faits, la réalité de la volonté criminelle de l'auteur supposé. Il faut s'assurer que l'accusé a eu, ou non, l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux en tant que tel. L'intention discriminatoire, ne suffit pas: c'est ce qui distingue notamment le génocide du crime de persécution, qui est un crime contre l'humanité.
Pour pouvoir condamner un accusé pour génocide, il faut avoir la preuve qu'il a eu la volonté de détruire le groupe discriminé, au-moins en partie, OU AU MOINS LA CONSCIENCE CLAIRE DE PARTICIPER PAR SES ACTES A LA COMMISSION D"UN GENOCIDE, c'est à dire à la destruction au-moins partielle du groupe discriminé.
C'est de la réalité de cette volonté ou de cette conscience que les Juges doivent être convaincus.
De ce point de vue, la Chambre estime qu'il n'est pas nécessaire que l'accusé ait eu pour intention de perpétrer ses crimes sur une vaste étendue géographique, ni qu'il ait eu pour intention d'éliminer une partie très importante (encore qu'elle doive être substantielle), de la population. Mais les crimes perpétrés doivent marquer que leur auteur, qu'il soit placé à un niveau hiérarchique élevé ou ne soit qu'un exécutant, a eu la pleine conscience ou l'entière volonté de rechercher la destruction au moins partielle d'un groupe humain déterminé.
Il convient de rappeler ici les dispositions de l'article 21 du Statut selon lequel toute personne est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été établie, sachant que, comme le stipule l'article 87 du Règlement, la culpabilité de l'accusé doit avoir été prouvée au-delà de tout doute raisonnable.
En l'espèce, les Juges considèrent que le Procureur n'a pas apporté les éléments suffisants permettant d'établir au-delà de tout doute raisonnable que Jelisic a planifié, incité r commettre, ordonné, commis ou de toute autre manicre participé, en conscience, à la destruction, même partielle, "de la population musulmane bosniaque en tant que groupe national, ethnique ou religieux [..]". Ce doute doit bénéficier à l'accusé.
Dès lors, Goran Jelisic ne peut etre déclaré coupable de génocide.
b) Le plaidoyer de culpabilité
Goran Jelisic a plaidé coupable pour des meurtres et des sévices corporels qualifiés de crimes contre l'humanité (respectivement: meurtres et actes inhumains) et de violations des lois ou coutumes de la guerre (respectivement: meurtres et traitements cruels), ainsi que pour des vols, qualifiés de crime de guerre (pillage). Goran Jelisic a reconnu avoir tué au-moins quatorze personnes au début du mois de mai 1992, principalement au camp de Luka où furent détenus de nombreux Bosniaques musulmans (et aussi des Bosniaques croates). L'accusé a également reconnu avoir commis, pendant cette période, de graves violences à l'encontre d'au-moins quatre personnes et avoir volé de l'argent à plusieurs détenus.
Mais un plaidoyer de culpabilité n'est pas, en soi, suffisant, pour asseoir la condamnation d'un accusé. Les juges doivent vérifier, conformément à l'article 62 bis du RPP:
- que "le plaidoyer de culpabilité a été fait délibérément,
- [qu' il a été fait] en connaissance de cause,
- [qu']il n'est pas équivoque et
- qu'il existe des faits suffisants pour établir [les crimes] et la participation de l'accusé à [ceux-ci], compte tenu soit d'indices indépendants soit de l'absence de tout désaccord déterminant entre les parties sur les faits de l'affaire".
La Chambre observe que peu importe que les parties aient pu s'accorder sur le crime reproché, encore faut-il que les Juges trouvent dans les éléments du dossier de quoi asseoir leur conviction que, tant en droit qu'en fait, l'accusé est bien coupable de ce crime.
A titre préliminaire, la Chambre rappellera qu'elle a ordonné, dès le 11 mars 1998, les mesures d'expertise lui permettant de s'assurer que, compte tenu des éléments perceptibles de la personnalité de l'accusé et de ceux fournis à cet égard par la défense, Goran Jelisic était apte à comprendre la nature des accusations portées contre lui et à suivre le procès en connaissance de cause. Les experts ont répondu par l'affirmative.
En outre, l'accusé Goran Jelisic n'a plaidé coupable qu'après que de longues discussions aient eu lieu entre les parties, en présence du juge ou, surtout, directement entre elles. Le "Mémorandum d'Accord" qui en est résulté (avec ses pièces annexes) présente de façon particulièrement claire le résultat de ces discussions quant à la nature et à l'étendue des crimes commis par l'accusé.
De plus, les témoignages produits par l'accusation au cours de la présentation de ses éléments de preuve ont amplement confirmé qu'aucun doute n'était possible quant à la commission effective par Jelisic des faits dont il reconnaissait être l'auteur.
Mais il reste à la Chambre de s'assurer que la qualification juridique donnée aux faits est juridiquement fondée.
S'agissant des meurtres et sévices corporels, la Chambre est convaincue qu'ils sont en l'espèce non seulement contraires au droit de la guerre et constituent des violations des lois ou coutumes de la guerre, mais que sont réunis tous les critères juridiques qui en font des crimes contre l'humanité. La Chambre considère, enfin, que la preuve est établie au-delà de tout doute raisonnable que Jelisic doit être déclaré coupable du crime de guerre de pillage pour les vols commis au préjudice de détenus du camp de Luka.
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En définitive, la Chambre:
- acquitte Goran Jelisic du chef de génocide (chef 1 de l'acte d'accusation);
- déclare Goran Jelisic coupable des chefs 4 à 23, 30 à 33, 36 à 41 pour crimes contre l'humanité (meurtres et actes inhumains) et violations de lois ou coutumes de la guerre (meurtres, traitements cruels et pillage); et coupable du chef d'accusation 44, pillage, une violation des lois ou coutumes de la guerre;
- dit que le délai prévu à l'article 108 du Règlement pour faire appel de la présente décision courra à compter de ce jour, mais que les délais prévus aux articles pertinents du Règlement pour établir le dossier d'appel, notamment, ne courront qu'à compter de la date à laquelle la Chambre aura rendu son jugement motivé par écrit;
- dit que Goran Jelisic restera placé en détention au-moins jusqu'à ce que la Chambre ait rendu ce jugement.
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La Chambre souhaite maintenant tenir une conférence de mise en état afin d'établir un calendrier pour la présentation éventuelle par les parties, dans les plus brefs délais, de leurs éléments relatifs à la fixation de la peine.
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