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Beldjoudi c. France

Publisher Council of Europe: European Court of Human Rights
Publication Date 26 February 1992
Citation / Document Symbol 55/1990/246/31; 12083/86
Cite as Beldjoudi c. France, 55/1990/246/31; 12083/86, Council of Europe: European Court of Human Rights, 26 February 1992, available at: https://www.refworld.org/cases,ECHR,4029f7134.html [accessed 27 May 2023]
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     La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée,

conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de

sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales

("la Convention")** et aux clauses pertinentes de son

règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:

 

     MM. R. Ryssdal, président,

         F. Matscher,

         L.-E. Pettiti,

         C. Russo,

         A. Spielmann,

         J. De Meyer,

         N. Valticos,

         S.K. Martens,

         R. Pekkanen,

 

ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold,

greffier adjoint,

 

     Après en avoir délibéré en chambre du conseil

les 25 octobre 1991 et 26 février 1992,

 

     Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

 

_______________

Notes du greffier

 

* L'affaire porte le n° 55/1990/246/317.  Les deux premiers

chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les

deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour

depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la

Commission) correspondantes.

 

** Tel que l'a modifié l'article 11 du Protocole n° 8 (P8-11),

entré en vigueur le 1er janvier 1990.

_______________

 

PROCEDURE

 

1.   L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission

européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le

12 novembre 1990, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les

articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la

Convention.  A son origine se trouve une requête (n° 12083/86)

dirigée contre la République française et dont un

ressortissant algérien, M. Mohand Beldjoudi, et son épouse, de

nationalité française, Mme Martine Teychene, avaient saisi la

Commission le 28 mars 1986 en vertu de l'article 25 (art. 25).

 

     La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48

(art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration française

reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour

(article 46) (art. 46).  Elle a pour objet d'obtenir une

décision sur le point de savoir si les faits de la cause

révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des

articles 8 (art. 8) - considéré isolément ou combiné avec

l'article 14 (art. 14+8) -, 3, 9 et 12 (art. 3, art. 9,

art. 12).

 

2.   En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d)

du règlement, les requérants ont manifesté le désir de

participer à l'instance et ont désigné leur conseil

(article 30).

 

3.   Le président a estimé le 22 novembre 1990 qu'il y avait

lieu, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice,

de confier l'examen de la présente cause à la chambre

constituée le 24 mai 1990 pour connaître de l'affaire Djeroud*

(article 21 par. 6 du règlement).  Elle comprenait de plein

droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française

(article 43 de la Convention) (art. 43), et

M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du

règlement), les sept membres tirés au sort (articles 43

in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43)

étant M. F. Matscher, M. J. Pinheiro Farinha, Sir Vincent

Evans, M. C. Russo, M. J. De Meyer, M. N. Valticos et

M. R. Pekkanen.  Ultérieurement, MM. S.K. Martens et

A. Spielmann, suppléants, ont remplacé Sir Vincent Evans et

M. Pinheiro Farinha, qui avaient donné leur démission et dont

les successeurs à la Cour étaient entrés en fonctions avant

l'audience (articles 2 par. 3, 22 par. 1 et 24 par. 1 du

règlement).

 

_______________

* Note du greffier: affaire n° 34/1990/225/289, rayée du rôle

le 23 janvier 1991 à la suite d'un règlement amiable (série A

n° 191-B).

_______________

 

4.   En sa qualité de président de la chambre (article 21

par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par

l'intermédiaire du greffier l'agent du Gouvernement, le

délégué de la Commission et le conseil des requérants au sujet

de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38).

Conformément aux ordonnances rendues en conséquence, le

greffier a reçu le mémoire des requérants le 29 avril 1991 et

celui du Gouvernement le 30.  Le 8 juillet, le secrétaire de

la Commission l'a informé que le délégué s'exprimerait de vive

voix.

 

5.   Les 14 et 17 octobre respectivement, le conseil des

requérants et l'agent du Gouvernement ont écrit au président

au sujet de la possibilité pour M. Beldjoudi de se présenter

en personne à l'audience malgré son incarcération (article 4

par. 1 a) de l'Accord européen concernant les personnes

participant aux procédures devant la Commission et la Cour

européennes des Droits de l'Homme).

 

6.   Ainsi que l'avait décidé le président, les débats se sont

déroulés en public le 21 octobre 1991, au Palais des Droits de

l'Homme à Strasbourg.  La Cour avait tenu auparavant une

réunion préparatoire.

 

     Ont comparu:

 

- pour le Gouvernement

 

  M.  J.-P. Puissochet, directeur des affaires

      juridiques au ministère des Affaires

      étrangères,                                 agent,

  Mme E. Florent, conseiller de tribunal

      administratif détaché à la direction des

      affaires juridiques du ministère des

      Affaires étrangères,

  M.  R. Riera, sous-directeur du contentieux,

      direction des libertés publiques et des

      affaires juridiques, ministère de

      l'Intérieur,                                conseils;

 

- pour la Commission

 

  M. H. Danelius,                                 délégué;

 

- pour les requérants

 

  Me B. Donche, avocat,                           conseil.

 

     La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu'en

leurs réponses à ses questions, M. Puissochet pour le

Gouvernement, M. Danelius pour la Commission et Me Donche

pour les requérants.

 

     M. Beldjoudi a pu assister en personne à l'audience.

 

7.   A l'occasion de celle-ci, l'agent du Gouvernement et le

représentant des requérants ont produit plusieurs pièces.  Le

même jour et le lendemain, le premier a aussi fourni des

renseignements.

 

8.   Le 18 novembre, l'agent a communiqué d'autres

informations et remarques ainsi que quelques documents; le

président l'y avait invité en séance.

 

     Par une lettre parvenue au greffe le 6 décembre, l'avocat

des requérants a formulé des observations sur les documents en

question et fourni un relevé de frais et honoraires.

 

     Le 21 février 1992, le Gouvernement a envoyé une "note en

délibéré".

 

EN FAIT

 

I.   Les circonstances de l'espèce

 

   A. Introduction

 

9.   Citoyen algérien et mécanicien de profession, M. Mohand

Beldjoudi est né le 23 mai 1950 en France, à Courbevoie

(Hauts-de-Seine).  Jusqu'en octobre 1969, il vécut dans la

région parisienne chez ses parents.  Ces derniers sont nés

respectivement en 1909 et 1926 en Algérie, pays qui formait à

l'époque un département français et a accédé à l'indépendance

le 3 juillet 1962 après les "accords" d'Evian du 19 mars 1962.

Tout comme leurs enfants, ils sont réputés avoir perdu la

nationalité française au 1er janvier 1963 (loi du

20 décembre 1966 - paragraphe 58 ci-dessous), faute d'avoir

souscrit avant le 27 mars 1967 une déclaration recognitive de

ladite nationalité (article 2 de l'ordonnance du

21 juillet 1962 - paragraphe 57 ci-dessous).  Le père est

arrivé en métropole en 1926 et a servi dans l'armée française

de 1931 à 1955.  Ensuite et jusqu'à sa retraite en 1970, il a

occupé à Paris un poste - réservé aux ressortissants

français - d'auxiliaire puis d'employé au ministère de la

Santé publique et de la Population.  Il est décédé à Colombes

(Hauts-de-Seine) en 1986.

 

     La mère de Mohand Beldjoudi, qui a quitté l'Algérie en

1948, et quatre des frères et soeurs de celui-ci, tous nés en

France métropolitaine avant le 1er janvier 1963, possèdent

chacun une carte nationale d'identité algérienne; ils

demeurent en France et sont titulaires d'un certificat de

résidence, valable dix ans et renouvelable.  La soeur cadette

a été réintégrée dans la nationalité française le

20 juillet 1988.

 

10.  Mme Martine Teychene est née en France le 8 novembre 1951

de deux parents français.  De nationalité française, elle

exerce la profession de secrétaire.

 

11.  Les requérants se marièrent le 11 avril 1970 à Colombes,

après avoir cohabité quelque temps.  Sans enfant, ils sont

domiciliés à La Garenne-Colombes (Hauts-de-Seine).

 

12.  Au fil des ans, M. Beldjoudi s'est vu infliger les

condamnations ci-après à des peines privatives de liberté:

 

- le 27 mars 1969, huit mois d'emprisonnement pour coups et

blessures volontaires (tribunal correctionnel de Paris);

 

- le 29 juillet 1974, six mois d'emprisonnement pour conduite

d'un véhicule sans permis et détention de munitions ou d'une

arme de la première ou quatrième catégorie (même tribunal);

 

- le 10 janvier 1976, dix-huit mois d'emprisonnement, dont

quatorze avec sursis, et quatre ans de mise à l'épreuve pour

vol (cour d'appel de Paris);

 

- le 25 novembre 1977, huit ans de réclusion criminelle pour

vol qualifié (cour d'assises des Hauts-de-Seine);

 

- le 28 mars 1978, trois mois d'emprisonnement pour

acquisition et détention de munitions ou d'une arme de la

première ou quatrième catégorie (tribunal correctionnel de

Nanterre);

 

- le 4 février 1986, dix-huit mois d'emprisonnement, dont dix

avec sursis, et cinq ans de mise à l'épreuve pour coups et

blessures volontaires ainsi que pour destruction de biens

mobiliers (même tribunal).

 

13.  Les périodes de privation de liberté subies par lui avant

1991, à titre provisoire ou après condamnation, sont les

suivantes:

 

- du 20 juillet au 17 septembre 1968, soit un mois et

vingt-huit jours;

 

- du 25 août au 8 octobre 1973, soit un mois et

quatorze jours;

 

- du 3 avril au 21 août 1974, soit quatre mois et dix-huit

jours;

 

- du 26 mars 1975 au 4 décembre 1981, soit six ans, huit mois

et huit jours;

 

- du 20 octobre 1985 au 25 avril 1986, soit six mois et cinq

jours.

 

     Elles totalisent près de sept ans, dix mois et deux

semaines.

 

14.  Le 17 janvier 1991, le requérant fut placé en détention

provisoire à Fleury-Mérogis (Essonne) et son épouse sous

contrôle judiciaire à Ecos (Eure), un juge d'instruction près

le tribunal de grande instance de Melun (Seine-et-Marne) les

ayant inculpés tous deux de recel de vols aggravés.

 

     Par un arrêt du 23 janvier 1992, la chambre d'accusation

de la cour d'appel de Paris a ordonné l'élargissement de

M. Beldjoudi sous contrôle judiciaire.

 

    B. La procédure d'expulsion

 

     1. L'arrêté d'expulsion

 

15.  Le 2 novembre 1979, le ministre de l'Intérieur avait pris

contre M. Beldjoudi un arrêté d'expulsion, au motif que sa

présence sur le territoire français était de nature à

compromettre l'ordre public.

 

     Conforme à l'avis de la Commission d'expulsion des

étrangers, ledit arrêté fut notifié à l'intéressé le

14 novembre 1979 au centre de détention de Melun.

 

     2. Les demandes de retrait

 

16.  Par cinq fois, M. Beldjoudi pria le ministre de

l'Intérieur de rapporter l'arrêté.  Seule sa dernière demande,

du 8 août 1984, reçut une réponse, adressée à son conseil, le

4 décembre 1989, par le directeur des libertés publiques et

des affaires juridiques au ministère de l'Intérieur et ainsi

conçue:

 

       "A la suite de la décision du 11 juillet 1989 rendue

     par la Commission européenne des Droits de l'Homme,

     déclarant recevable la requête de M. Beldjoudi

     [(paragraphe 62 ci-dessous)], vous avez à nouveau appelé

     mon attention sur le cas de votre client.  Vous

     souhaitiez notamment savoir si le ministère serait

     disposé à envisager de régler cette affaire à l'amiable.

 

       Un réexamen très attentif du cas de M. Beldjoudi a

     conduit le ministre à prendre le 31 août 1989 un arrêté

     d'assignation à résidence, dans le département des Hauts-

     de-Seine où l'intéressé a son domicile habituel.

 

       Le titre de séjour qui lui a été délivré est assorti de

     l'autorisation d'exercer une activité salariée.

 

       Cette décision de bienveillance prise en faveur de

     M. Beldjoudi, en raison de ses attaches familiales,

     pourra être maintenue, si son comportement ne s'y oppose

     pas.

 

       En revanche, je vous confirme qu'il n'est pas apparu

     possible, compte tenu de la gravité comme de la

     multiplicité des faits commis par l'intéressé, d'abroger

     l'arrêté d'expulsion pris à l'encontre de M. Beldjoudi.

 

       (...)"

 

17.  La notification de l'arrêté d'assignation à résidence eut

lieu en novembre 1989.

 

     3. Le recours en annulation

 

        a) Devant le tribunal administratif de Versailles

 

18.  Le 27 décembre 1979, M. Beldjoudi introduisit devant le

tribunal administratif de Paris un recours en annulation

contre l'arrêté d'expulsion.  Né en France de parents eux-

mêmes français à l'époque, il devait passer pour français et

donc inexpulsable; en outre, il n'avait aucune attache avec

l'Algérie et se trouvait marié à une Française depuis près de

dix ans.

 

19.  Le Conseil d'Etat attribua l'affaire au tribunal

administratif de Versailles, territorialement compétent.

 

20.  Le 27 novembre 1980, celui-ci ordonna un supplément

d'information: il invita le ministre de l'Intérieur à

présenter ses observations sur le dernier mémoire de

l'intéressé et à produire une ampliation du décret du

16 septembre 1970 refusant à celui-ci la nationalité française

(paragraphe 32 ci-dessous).

 

21.  Par un jugement avant dire droit du 14 octobre 1983, il

décida de surseoir à statuer jusqu'à ce que l'autorité

judiciaire eût tranché la question de la nationalité de

M. Beldjoudi (paragraphes 34-35 ci-dessous).

 

22.  Le 8 février 1984, ce dernier refusa l'autorisation

provisoire de séjour que la préfecture des Hauts-de-Seine lui

avait proposée, au motif qu'en l'acceptant il se reconnaîtrait

de nationalité algérienne.

 

23.  M. Beldjoudi reprit la procédure le 20 janvier 1988 en

déposant un mémoire ampliatif, sans attendre l'issue de son

pourvoi en cassation (paragraphe 41 ci-dessous).  Il tirait

argument d'une loi du 9 septembre 1986 qui avait modifié

l'article 25, deuxième alinéa, de l'ordonnance de 1945 sur

laquelle reposait l'arrêté d'expulsion: ayant sa résidence

habituelle en France depuis sa naissance, il ne pouvait faire

l'objet d'un tel arrêté puisqu'on ne l'avait pas condamné à un

emprisonnement d'au moins six mois sans sursis ou un an avec

sursis, pour des crimes ou délits commis après l'entrée en

vigueur de la loi en question.

 

24.  Le 18 février, M. Beldjoudi compléta son mémoire

ampliatif.  Sur le terrain de l'article 8 (art. 8) de la

Convention, il soutenait que la mise en oeuvre dudit arrêté

porterait gravement atteinte au respect dû à sa vie privée et

familiale; il rappelait à cet égard que, marié depuis 1970 à

une Française, il était né en France, y avait résidé sans

discontinuer et y avait reçu une culture et une éducation

françaises.

 

25.  Le 21 avril 1988, le tribunal rejeta le recours par les

motifs suivants:

 

       "Considérant que par l'arrêté en date du

     2 novembre 1979, le ministre de l'Intérieur, suivant

     l'avis de la commission spéciale instituée par

     l'article 25 de l'ordonnance du 2 novembre 1945, a

     prononcé l'expulsion de M. Beldjoudi, ressortissant

     algérien, qui avait été condamné le 25 novembre 1977 par

     la juridiction pénale à une peine de huit ans de

     réclusion criminelle pour vol qualifié;

 

       Considérant qu'il ne ressort pas des pièces du dossier

     qu'en décidant que la présence de M. Beldjoudi

     constituait une menace pour l'ordre public et en

     prononçant en conséquence son expulsion, le ministre

     n'ait pas examiné l'ensemble des éléments relatifs au

     comportement du requérant, ni qu'il se soit livré à une

     appréciation de ce comportement qui serait entachée

     d'erreur manifeste; qu'il n'est pas allégué que cette

     appréciation repose sur des faits matériellement

     inexacts;

 

       Considérant que M. Beldjoudi n'est pas fondé à faire

     valoir des dispositions issues de la Déclaration des

     Droits de l'Homme et du Citoyen en invoquant à cet effet

     le bénéfice de dispositions de l'article 25 de

     l'ordonnance du 2 novembre 1945 modifiée dans une

     rédaction postérieure à la décision attaquée; qu'eu égard

     au caractère de nécessité pour la sûreté publique

     présenté par la mesure prise à son encontre, le requérant

     n'est pas recevable à se prévaloir des dispositions de

     l'article 8 (art. 8) de la Convention européenne des

     Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales;"

 

        b) Devant le Conseil d'Etat

 

26.  M. Beldjoudi saisit le Conseil d'Etat le 17 juin 1988,

afin qu'il annulât le jugement du 21 avril 1988 et, pour excès

de pouvoir, l'arrêté du 2 novembre 1979.

 

27.  Le commissaire du gouvernement, M. Ronny Abraham,

présenta les conclusions ci-après:

 

       "La plupart des moyens de la requête ne devraient pas

     vous retenir longtemps.  L'un d'entre eux, toutefois,

     doit vous conduire à réexaminer, et selon nous à

     modifier, votre jurisprudence sur un point dont

     l'importance n'est pas négligeable.

 

       (...)

 

       Selon le requérant, la mesure d'expulsion qui le frappe

     méconnaît [l']article 8 (art. 8) [de la Convention] car

     elle porte à sa vie familiale une atteinte excessive.

     M. Beldjoudi est marié à une Française depuis le

     11 avril 1970; il l'était donc depuis plus de neuf ans à

     la date de l'arrêté attaqué.

 

       En l'état de votre jurisprudence, le moyen ainsi

     soulevé devrait être écarté comme inopérant.

 

       Vous avez jugé en effet dans une décision du

     25 juillet 1980, Touami ben Abdeslem, aux [tables du

     Recueil Lebon], p. 820, et au JCP [Juris-Classeur

     périodique] 1981.II.19.613, note Pacteau, que l'étranger

     'ne peut utilement se prévaloir (...) des dispositions de

     l'article 8 (art. 8) de la Convention européenne de

     sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés

     fondamentales (...) à l'appui de ses conclusions tendant

     à l'annulation de la mesure d'expulsion dont il a fait

     l'objet'.  Dans le même sens, mais avec une rédaction un

     peu différente, un arrêt Chrouki du 6 décembre 1985

     relève que l'article 8 (art. 8) de la Convention

     européenne des Droits de l'Homme ne fait pas obstacle à

     l'exercice du pouvoir conféré au ministre de l'Intérieur

     par l'article 23 de l'ordonnance du 2 novembre 1945, pour

     écarter le moyen sans autre examen (req. n° 55912).

 

       Telle est bien la ligne dominante de votre

     jurisprudence, même si l'on relève aussi quelques

     décisions dans lesquelles vous avez paru vous placer

     plutôt sur le fond et dans les circonstances de l'espèce

     pour rejeter le moyen: par exemple, une décision Bahi du

     6 février 1981 indique que les stipulations de

     l'article 8 (art. 8) de la Convention ne sauraient en

     l'espèce faire obstacle à une mesure d'expulsion, mais

     cette rédaction est trop lapidaire pour qu'on puisse y

     voir un véritable infléchissement de votre jurisprudence.

 

       Quoi qu'il en soit de ces incertitudes, nous allons

     vous proposer aujourd'hui d'abandonner clairement la

     solution consacrée par la décision Touami ben Abdeslem et

     d'adopter une démarche entièrement nouvelle sur la

     question qui nous occupe.

 

       Trois raisons majeures nous conduisent à vous proposer

     cette approche nouvelle.

 

       La première est négative: c'est que nous ne voyons pas

     très bien ce qui peut justifier la solution radicalement

     défavorable adoptée en 1980.

 

       Vous n'avez certes pas entendu dénier à l'article 8

     (art. 8) de la Convention son caractère de norme

     directement applicable dans l'ordre interne.  Toute votre

     jurisprudence est fixée dans le sens de l'effet direct de

     la Convention européenne des Droits de l'Homme, et la

     rédaction même de l'arrêt Touami ne suggère aucunement

     une telle interprétation, puisque l'article 8 (art. 8)

     n'est pas écarté en raison de sa nature propre, mais

     seulement dans la matière de l'éloignement des étrangers.

 

       Avez-vous entendu, plutôt, faire application de la

     technique de la 'loi-écran', et considérer que la loi

     définissant de façon complète et exclusive les conditions

     légales de l'expulsion, l'adjonction de conditions

     supplémentaires tirées de conventions internationales

     reviendrait à méconnaître la volonté du législateur ?  Si

     telle était la justification de votre jurisprudence à

     l'époque, elle ne serait évidemment plus valable

     aujourd'hui, depuis votre décision d'Assemblée du

     20 octobre 1989 dans l'affaire Nicolo, qui fait prévaloir

     les traités sur les lois même postérieures.  Mais nous

     doutons même que ce fût l'explication de votre décision

     Touami: celle-ci est relative à un arrêté d'expulsion de

     1978; or, à cette date, la législation interne applicable

     n'était pas postérieure, mais antérieure à la

     ratification par la France de la Convention et

     l'explication par la théorie de la 'loi-écran' ne tient

     donc pas.

 

       Plus simplement, il nous semble vraisemblable que vous

     avez estimé qu'une mesure d'expulsion n'était pas, par

     son objet même, de nature à porter atteinte à la vie

     familiale de l'étranger: si celui-ci a des attaches

     familiales sur le territoire français, rien n'interdit

     aux autres membres de la cellule familiale de quitter la

     France avec lui.  Mais c'est là une vue bien théorique

     des choses.  Il est sans doute exact que dans certains

     cas rien ne s'oppose à ce que la famille quitte le

     territoire; mais dans d'autres cas, et spécialement si

     l'étranger a un conjoint ou des enfants de nationalité

     française, il peut être pratiquement et même

     juridiquement difficile aux autres membres de sa famille

     de le suivre, si bien que la mesure d'éloignement

     compromet la poursuite d'une vie familiale normale.  En

     tout cas, il est impossible d'affirmer, selon nous,

     qu'une mesure d'expulsion ne serait jamais, par nature,

     susceptible de porter atteinte à la vie familiale de

     l'intéressé, et il n'y a pas de raison d'écarter a priori

     comme inopérant le moyen tiré de l'article 8 (art. 8).

 

       Un deuxième motif nous renforce dans cette conviction:

     votre jurisprudence n'est pas du tout en harmonie avec

     celle qu'a développée, ces dernières années, la Cour

     européenne des Droits de l'Homme.

 

       C'est dans un arrêt Berrehab c. Pays-Bas, du

     21 juin 1988, que la Cour de Strasbourg a été amenée à

     préciser, pour la première fois, les incidences que

     pouvait comporter l'article 8 (art. 8) dans la matière

     des mesures d'éloignement d'étrangers.  Elle a jugé, en

     substance, que lorsque l'étranger possède sur le

     territoire de l'Etat où il réside des liens familiaux

     réels et que la mesure d'éloignement est de nature à

     compromettre le maintien de ces liens, cette mesure n'est

     justifiée au regard de l'article 8 (art. 8) que si elle

     est proportionnée au but légitime poursuivi, c'est-à-

     dire, en d'autres termes, si l'atteinte à la vie

     familiale qui en résulte n'est pas excessive eu égard à

     l'intérêt public qu'il s'agit de protéger.  Cette balance

     entre l'intérêt public et l'intérêt privé a conduit la

     Cour, dans l'affaire Berrehab, à relever une violation de

     la Convention de la part des Pays-Bas, s'agissant d'un

     étranger père d'un enfant né d'un mariage - dissous -

     avec une Néerlandaise et auquel le renouvellement de son

     titre de séjour avait été refusé pour des raisons

     purement économiques, légitimes certes, mais aboutissant

     au cas d'espèce à des conséquences d'une gravité

     disproportionnée à l'intérêt public poursuivi.

 

       Une telle démarche intellectuelle ne devrait pas être

     de nature à vous déconcerter, et nous ne voyons pas ce

     qui s'opposerait à ce que vous la fassiez désormais vôtre

     en matière d'expulsion d'étrangers, pour autant bien sûr

     que l'article 8 (art. 8) de la Convention soit invoqué.

 

       Le contrôle de proportionnalité fait partie de vos

     techniques les plus éprouvées, et la notion de balance à

     établir entre des intérêts divergents, publics et privés,

     ne vous est certes pas inconnue, puisque vous la mettez

     en oeuvre couramment en certaines matières.  Certes, le

     domaine de l'expulsion est plutôt, jusqu'à présent,

     dominé par la notion de pouvoir discrétionnaire et son

     corollaire, le contrôle restreint limité à l'erreur

     manifeste d'appréciation.  Mais même dans cette matière,

     vous pratiquez lorsque les textes l'exigent un contrôle

     entier - ainsi pour les notions d''urgence absolue' et de

     'nécessité impérieuse pour la sécurité nationale' qui

     permettent exceptionnellement l'expulsion des étrangers

     appartenant à des catégories en principe à l'abri d'une

     telle mesure, sous l'empire de la législation postérieure

     à 1981 - et il doit en aller de même, selon nous,

     lorsqu'il s'agit de faire application de l'article 8

     (art. 8) de la Convention.

 

       D'autant plus, et nous en venons à notre dernier

     argument, que le maintien de votre jurisprudence Touami

     ben Abdeslem aurait pour fâcheuse conséquence d'ouvrir

     directement le recours auprès des organes de Strasbourg

     aux étrangers faisant l'objet d'une mesure d'éloignement

     et se plaignant de l'atteinte portée à leur vie

     familiale, sans obligation pour eux d'avoir préalablement

     saisi les juridictions nationales.

 

       On sait en effet que selon la jurisprudence constante

     de la Commission européenne des Droits de l'Homme la

     règle de l'épuisement préalable des voies de recours

     internes, qui conditionne selon l'article 26 (art. 26) de

     la Convention la recevabilité des requêtes individuelles

     qui peuvent lui être présentées, doit s'entendre comme

     faisant seulement obligation au requérant de former

     préalablement les recours internes non dépourvus de

     chances raisonnables de succès, notamment eu égard à la

     jurisprudence des juridictions suprêmes, si bien qu'une

     jurisprudence fixée dans un sens défavorable a priori à

     la prise en compte de l'article 8 (art. 8) de la

     Convention autorise l'étranger à porter directement ses

     prétentions devant les organes européens.

 

       La présente affaire en fournit une parfaite

     illustration.  Sans attendre votre décision, donc avant

     d'avoir épuisé toutes les ressources des voies de recours

     internes, M. Beldjoudi a saisi la Commission européenne

     des Droits de l'Homme d'une requête dénonçant la

     violation de l'article 8 (art. 8) de la Convention dont

     il soutient être victime.  En dépit de la procédure

     encore pendante devant vous, la Commission européenne des

     Droits de l'Homme a déclaré la requête recevable, par une

     décision du 11 juillet 1989, en se référant notamment à

     votre jurisprudence Touami ben Abdeslem.

 

       Aussi la Commission européenne des Droits de l'Homme

     a-t-elle, après avoir adopté son rapport, transmis la

     requête à la Cour européenne des Droits de l'Homme, et la

     même affaire se trouve donc simultanément soumise à votre

     juridiction et à celle de Strasbourg, qui statuera sans

     doute dans l'année: situation exceptionnelle, et que l'on

     ne saurait regarder comme satisfaisante et normale au

     regard du mécanisme de contrôle institué par la

     Convention européenne des Droits de l'Homme, qui repose

     sur l'idée de subsidiarité du contrôle européen par

     rapport au contrôle national.

 

       La seule manière d'éviter le renouvellement d'une telle

     situation, et plus encore la dépossession pure et simple

     du juge national au profit du juge européen, consiste à

     exercer vous-mêmes le contrôle du respect de l'article 8

     (art. 8) plutôt que d'en laisser la tâche aux organes de

     Strasbourg, auxquels vous rendriez d'ailleurs un bien

     mauvais service en permettant aux requérants d'y avoir

     immédiatement accès.

 

       Si vous nous suivez sur cette question de principe,

     vous devrez alors trancher deux points d'espèce: d'une

     part, l'expulsion de M. Beldjoudi constitue-t-elle, pour

     reprendre les termes de l'article 8 (art. 8), une

     'ingérence' dans le 'droit au respect de sa vie

     familiale' ? D'autre part, cette 'ingérence' est-elle,

     dans les circonstances de l'espèce, nécessaire et

     proportionnée au but poursuivi?

 

       Nous vous proposons de répondre par l'affirmative à ces

     deux questions.

 

       Il n'est pas douteux, selon nous, que l'expulsion du

     requérant compromet dans une certaine mesure sa vie

     familiale.

 

       Sans doute n'est-il pas exclu que son épouse française

     puisse le suivre à l'étranger, c'est-à-dire pratiquement

     en Algérie.  Mais il faut admettre que cela n'est guère

     facile et que des obstacles juridiques et pratiques

     pourraient compromettre l'installation du couple à

     l'étranger.

 

       Cependant la gravité des faits commis par l'intéressé

     nous paraît justifier la mesure d'expulsion décidée à son

     égard, et l'atteinte portée à la vie familiale du

     requérant n'est pas en l'espèce disproportionnée au

     regard de la menace pour l'ordre public que représentait

     le 2 novembre 1979, date à laquelle vous devez vous

     placer, la présence de l'intéressé sur le territoire

     français.

 

       Nous sommes loin en effet des circonstances qui ont

     donné lieu à l'arrêt Berrehab précité.

 

       A partir de 1969, dès l'âge de dix-neuf ans,

     M. Beldjoudi a commis plusieurs infractions qui lui ont

     valu diverses condamnations correctionnelles: coups et

     blessures volontaires, conduite d'un véhicule sans

     permis, port d'arme prohibé.

 

       Surtout, le 5 février 1975, il s'est introduit de nuit,

     en compagnie de complices, dans la résidence de deux

     personnes sur lesquelles les malfaiteurs ont exercé des

     violences en vue de leur soustraire leurs économies.

     Pour ces faits, le requérant a été condamné le

     25 novembre 1977 à huit ans de réclusion criminelle pour

     vol qualifié.

 

       Dans ces conditions, la décision prise à son égard en

     1979 ne nous paraît pas avoir été disproportionnée au but

     poursuivi, ni excessive compte tenu même des conséquences

     familiales qu'elle comporte pour l'intéressé.

 

       Sur un plateau de la balance, il faut placer l'intérêt

     public qui s'attache à éloigner un individu qui constitue

     une menace grave pour la sécurité des biens et des

     personnes.  Sur l'autre, il faut tenir compte des

     difficultés qu'il y aurait pour M. Beldjoudi et son

     épouse - le couple est sans enfant - à se réinstaller à

     l'étranger sans rupture de la vie familiale.  La balance

     nous paraît pencher dans le sens de l'intérêt public.

 

       Nous n'aurions aucun doute sur cette conclusion si, il

     nous faut vous en parler à présent, la Commission

     européenne des Droits de l'Homme n'avait adopté un point

     de vue inverse dans le rapport qu'elle a établi sur cette

     affaire en application de l'article 31 par. 1 (art. 31-1)

     de la Convention et qu'elle a transmis à la Cour en même

     temps que la requête.

 

       Par douze voix contre cinq, la Commission a été d'avis

     que l'expulsion de M. Beldjoudi constituait une violation

     de l'article 8 (art. 8).

 

       Il faut évidemment tenir le plus grand compte d'un tel

     avis, mais il ne faut pas méconnaître cependant qu'il ne

     s'agit que d'une opinion, certes très autorisée et

     estimable, puisque la Commission exerce en quelque sorte

     devant la Cour la fonction de votre commissaire du

     gouvernement, ce qui suffit à en indiquer l'importance,

     mais que la Cour n'est pas tenue de suivre; aussi bien,

     dans le passé, la Cour s'est-elle à plusieurs reprises

     dissociée des conclusions de la Commission.

 

       Pour notre part, nous ne pouvons adhérer au

     raisonnement suivi par cette dernière.  Il est évident, à

     la lecture de son rapport, qu'elle s'est fondée moins sur

     les liens matrimoniaux de M. Beldjoudi, que sur la

     circonstance que l'intéressé est né en France, qu'il y a

     toujours vécu, qu'il n'a semble-t-il pas de relations

     personnelles en Algérie, qu'il ne maîtrise pas la langue

     arabe, et que, comme l'écrit la Commission, 'le lien de

     nationalité du requérant - s'il correspond à une donnée

     juridique - ne correspond toutefois à aucune réalité

     humaine concrète' (paragraphe 64 du rapport).

 

       Nous comprenons l'importance humaine de ces éléments;

     sous l'empire de la législation postérieure à 1981, ils

     auraient peut-être mis M. Beldjoudi, en dépit de la

     gravité des faits commis par lui, à l'abri d'une mesure

     d'expulsion.  Mais ils nous paraissent étrangers à la

     notion de 'vie familiale' protégée par l'article 8

     (art. 8), et tout autant à celle de 'vie privée' sur

     laquelle deux membres de la Commission, dans une opinion

     concordante mais séparée, annexée au rapport, ont proposé

     de fonder de préférence le constat d'une violation de

     l'article 8 (art. 8).

 

       En réalité, ce que la Commission a entendu protéger,

     c'est non pas la 'vie familiale' ou la 'vie privée' mais

     plutôt la vie personnelle, la vie sociale du requérant.

     Mais cela nous paraît sortir du cadre de la disposition

     invoquée.

 

       Nous ajouterons pour votre complète information que

     l'expulsion de M. Beldjoudi n'a pas été matériellement

     exécutée et que, dans un souci de conciliation,

     l'administration l'a assigné à résidence dans le

     département des Hauts-de-Seine où il se trouve toujours.

 

       Par l'ensemble de ces motifs, nous concluons au rejet

     de la requête."

 

28.  Le 18 janvier 1991, le Conseil d'Etat suivit lesdites

conclusions en se fondant sur les raisons que voici:

 

 

     "Sur la régularité du jugement attaqué

 

       Considérant, d'une part, que, contrairement à ce que

     soutient le requérant, le jugement attaqué n'a pas omis

     de statuer sur le moyen tiré de l'application de

     l'article 25 de l'ordonnance du 2 novembre 1945;

 

       Considérant, d'autre part, qu'il résulte d'un arrêt de

     la cour d'appel de Versailles du 14 octobre 1987, rendu

     antérieurement au jugement attaqué, que l'intéressé est

     de nationalité algérienne; qu'ainsi le tribunal

     administratif a pu à bon droit considérer comme tranchée

     la question de nationalité sur laquelle il avait sursis à

     statuer par un précédent jugement et s'abstenir de

     répondre au moyen tiré de la nationalité française de

     M. Beldjoudi, que ce dernier avait abandonnée;

 

     Sur la légalité de l'arrêté du ministre de l'Intérieur du

     2 novembre 1979

 

       Considérant que M. Beldjoudi, qui n'a soulevé, devant

     le tribunal administratif, aucun moyen relatif à la

     légalité externe de l'arrêté ordonnant son expulsion,

     n'est, en tout état de cause, pas recevable à soulever,

     pour la première fois [en] appel, des moyens tirés du

     défaut de motivation de l'avis de la commission

     d'expulsion, de l'arrêté prononçant cette mesure et du

     bulletin qui en porte notification, qui reposent sur une

     cause juridique différente de celle qui fondait sa

     demande de première instance;

 

       Considérant qu'aux termes de l'article [23] de

     l'ordonnance du 2 novembre 1945, dans sa rédaction en

     vigueur à la date de la décision attaquée, antérieure à

     la loi du 29 octobre 1981: 'l'expulsion peut être

     prononcée par arrêté du ministre de l'Intérieur si la

     présence de l'étranger sur le territoire français

     constitue une menace pour l'ordre public ou le crédit

     public'; qu'il ressort des pièces du dossier que la

     mesure précitée a été prise par le ministre de

     l'Intérieur après que celui-ci a pris en considération

     non les seules condamnations pénales encourues par

     M. Beldjoudi mais l'ensemble du comportement de

     l'intéressé; qu'elle n'est donc pas entachée d'erreur de

     droit;

 

       Considérant qu'aux termes de l'article 8 (art. 8) de la

     Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme

     et des Libertés fondamentales: '1.  Toute personne a

     droit au respect de sa vie privée et familiale, de son

     domicile et de sa correspondance - 2.  Il ne peut y avoir

     ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce

     droit que pour autant que cette ingérence est prévue par

     la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une

     société démocratique, est nécessaire à la sécurité

     nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique

     du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des

     infractions pénales, à la protection de la santé ou de la

     morale, ou à la protection des droits et libertés

     d'autrui'; que la mesure attaquée, fondée sur la défense

     de l'ordre public, était, eu égard au comportement du

     requérant et à la gravité des actes commis par lui,

     nécessaire pour la défense de cet ordre; que, dans ces

     conditions, elle n'a pas été prise en violation de

     l'article 8 (art. 8) de ladite Convention;

 

       Considérant qu'il résulte de ce qui précède que

     M. Beldjoudi n'est pas fondé à demander l'annulation du

     jugement attaqué par lequel le tribunal administratif de

     Versailles a rejeté sa demande d'annulation de l'arrêté

     du ministre de l'Intérieur du 2 novembre 1979 lui

     enjoignant de quitter le territoire national;"

     (Recueil Lebon 1991, p. 18)

 

     4. Les requêtes en sursis à exécution

 

29.  Le 27 décembre 1979, M. Beldjoudi avait déposé au greffe

du Conseil d'Etat une requête en sursis à exécution.  La Haute

Assemblée la rejeta le 16 mai 1980: à ses yeux, "aucun des

moyens invoqués ne paraissait de nature à justifier

l'annulation de l'arrêté d'expulsion".

 

30.  Pendant l'instruction de son recours en annulation devant

le tribunal administratif de Versailles (paragraphes 18-25 ci-

dessus), l'intéressé sollicita un tel sursis à deux reprises.

Enregistrées les 26 mars 1986 et 22 février 1988, ses demandes

furent jointes au fond et repoussées le 21 avril 1988

(paragraphe 25 ci-dessus).

 

    C. Les demandes de recouvrement ou de reconnaissance de la

       nationalité française

 

     1. La demande de recouvrement

 

31.  Le 1er avril 1970 - soit onze jours avant son mariage -,

M. Beldjoudi souscrivit devant le tribunal d'instance de

Colombes une déclaration en vue de recouvrer la nationalité

française.  Il invoquait l'article 3 de la loi du 20 décembre

1966 qui accordait une telle faculté aux enfants mineurs nés

avant le 1er janvier 1963 et dont les parents n'avaient pas

formulé pareille déclaration.

 

32.  Un décret du premier ministre, adopté le

16 septembre 1970 sur avis conforme du Conseil d'Etat et

notifié le 3 février 1972, refusa de lui reconnaître ladite

nationalité (article 4 du décret du 27 novembre 1962).

 

33.  Recensé à sa demande avec la classe 1973, le requérant

obtint le 7 juillet 1971, à Blois, une attestation d'aptitude

au service national, délivrée par le commandant du centre de

sélection n° 10 du contingent de l'armée française.  Il

n'accomplit pourtant pas le service en question: le

25 juin 1971, le commandant du bureau de recrutement de

Versailles l'avait rayé des tableaux de recensement.

 

     2. La demande de reconnaissance

 

        a) Devant le tribunal d'instance de Colombes

 

34.  Le 17 juin 1983, M. Beldjoudi déposa une déclaration de

nationalité devant le tribunal d'instance de Colombes, en

l'accompagnant de justificatifs.  Il affirmait avoir joui de

façon constante de la possession d'état de Français.

 

35.  Le 15 juillet, le juge retourna le dossier à l'avocat du

requérant et lui indiqua que ce dernier devait s'adresser à la

préfecture des Hauts-de-Seine pour solliciter sa

naturalisation.

 

36.  Le 21 décembre, M. Beldjoudi pria le juge en question de

lui délivrer un certificat de nationalité française.  Le

magistrat s'y refusa par un avis du 28, les éléments fournis

ne permettant pas de prouver que l'intéressé jouissait de la

nationalité française.

 

        b) Devant le tribunal de grande instance de Nanterre

 

37.  Le 17 janvier 1984, le requérant assigna le procureur de

la République près le tribunal de grande instance de Nanterre

afin de se voir reconnaître la nationalité française.

 

38.  Le tribunal rejeta la demande le 15 décembre 1985, au

motif que l'intéressé avait perdu ladite nationalité le

1er janvier 1963, en application de l'article 1, deuxième

alinéa, de la loi du 20 décembre 1966 (paragraphe 58 ci-

dessous).

 

        c) Devant la cour d'appel de Versailles

 

39.  M. Beldjoudi attaqua le jugement devant la cour d'appel

de Versailles le 7 mars 1986.  Il soutenait que son père ne

lui avait transmis aucun élément l'autorisant à se réclamer de

l'identité algérienne par la culture et la langue, que la

religion coranique lui était étrangère, qu'il avait la

possession d'état de Français et que la contestation de sa

nationalité française sur la base de son statut coranique

représenterait une ingérence discriminatoire, manifestement

contraire aux articles 3, 8, 9, 12 et 14 (art. 3, art. 8,

art. 9, art. 12, art. 14) de la Convention, dans sa liberté de

conscience et dans son droit à mener une vie familiale

normale.

 

40.  La cour d'appel le débouta le 14 octobre 1987.  Elle se

fondait sur les raisons ci-après:

 

       "Considérant que le statut civil se transmet par la

     filiation; que l'enfant né de deux parents de statut

     civil de droit local possède ce statut; qu'antérieurement

     à l'indépendance de l'Algérie, M. Beldjoudi père, ainsi

     qu'il en avait la possibilité, n'a pas déclaré renoncer à

     son statut civil personnel de droit local pour accéder au

     statut civil de droit commun; que l'appartenance de M.

     Mohand Beldjoudi au statut civil de droit local musulman

     ne concernait que les règles applicables à l'exercice de

     ses droits civils mais respectait la liberté de ses

     convictions religieuses et n'impliquait pas la nécessité

     d'adhérer à la religion coranique; que contrairement à

     ses prétentions M. Beldjoudi ne peut revendiquer pour

     lui-même et son père la possession d'état de Français

     alors que selon une correspondance du préfet, commissaire

     de la République du département des Hauts-de-Seine du

     4 juin 1984, son père, ses frères et soeurs sont tous

     titulaires depuis de nombreuses années de la carte

     nationale d'identité algérienne et de titres de séjour

     d'étrangers, et que lui-même n'a jamais eu, depuis

     l'indépendance de l'Algérie, de documents tels que carte

     nationale d'identité française, passeport français,

     justifiant de sa possession d'état de Français mais a

     fait l'objet le 2 novembre 1979 d'un arrêté d'expulsion

     qui apparemment ne lui a pas interdit jusqu'alors de

     mener en France une vie familiale normale; que dès lors,

     le dernier moyen qu'il invoque, tiré de la possession

     d'état de Français et de la violation de la Convention

     européenne des Droits de l'Homme, d'ailleurs non en

     vigueur lorsqu'il a perdu la nationalité française, doit

     être écarté;"

 

       L'arrêt fut notifié à l'intéressé le 20 juillet 1989.

 

        d) Devant la Cour de cassation

 

41.  M. Beldjoudi avait formé dès le 15 février 1989 un

pourvoi que la Cour de cassation (première chambre civile)

repoussa le 12 mars 1991 par les motifs suivants:

 

       "Attendu, selon les énonciations de l'arrêt attaqué

     (Versailles, 14 octobre 1987), que M. Mohand Beldjoudi,

     né à Courbevoie le 23 mai 1950 de Seghir Beldjoudi, né le

     9 avril 1909 à Sidi-Moufouk (Algérie), et de Hanifa

     Khalis, née en 1926 à Elflaya (Algérie), a engagé une

     instance pour se voir reconnaître la nationalité

     française; qu'il a été débouté de sa demande au motif

     que, mineur de dix-huit ans à l'entrée en vigueur de

     l'ordonnance n° 62-825 du 21 juillet 1962, il avait

     suivi, en ce qui concerne les effets sur sa nationalité

     de l'accession de l'Algérie à l'indépendance, la

     condition de ses parents, originaires de ce territoire et

     de statut civil de droit local, et que, n'ayant pas

     bénéficié de l'effet collectif d'une déclaration

     recognitive de nationalité souscrite par son père en

     temps utile, il était réputé avoir perdu la nationalité

     française au 1er janvier 1963, conformément à

     l'article 1er, alinéa 2, de la loi n° 66-945 du 20

     décembre 1966;

 

       Attendu que M. Beldjoudi fait grief à l'arrêt attaqué

     de s'être déterminé par un motif inopérant, selon lequel

     le contrôle de constitutionnalité de la loi du

     20 décembre 1966 n'appartenait pas aux tribunaux

     judiciaires, pour écarter le moyen pris de ce que ce

     texte était contraire aux dispositions de l'article 5, d

     III, de la convention internationale du 7 mars 1966 pour

     l'élimination de toutes les formes de discrimination

     raciale, ratifiée par la France et publiée au Journal

     officiel du 10 novembre 1971, qui interdisait toute

     discrimination fondée sur les origines, notamment

     ethniques, pour l'attribution ou le retrait de leur

     nationalité aux ressortissants des Etats membres;

 

       Mais attendu que l'arrêt attaqué a relevé que la loi

     n° 66-945 du 20 décembre 1966 se fondait, pour régler les

     conséquences sur la nationalité de l'accession de

     l'Algérie à l'indépendance, sur le statut civil des

     personnels originaires de ce territoire et non sur un

     critère prohibé par la convention précitée;

 

       D'où il suit que l'arrêt n'encourt pas le grief qui lui

     est fait par le moyen, lequel ne peut être accueilli;"

 

II.  Le droit interne pertinent

 

    A. L'expulsion des étrangers

 

42.  L'expulsion des étrangers obéit aux dispositions de

l'ordonnance du 2 novembre 1945 relative aux conditions

d'entrée et de séjour des étrangers en France.  Le texte de

cette dernière a été remanié à plusieurs reprises, notamment

après le 2 novembre 1979, date d'adoption de l'arrêté

ministériel frappant le requérant (paragraphe 15 ci-dessus).

Les lois en question ne comportaient pas de dispositions

transitoires.

 

     1. Les motifs d'expulsion

 

        a) La situation en 1979

 

43.  En 1979, l'article 23 de l'ordonnance de 1945 se lisait

ainsi:

 

       "(...) l'expulsion peut être prononcée par arrêté du

     ministre de l'Intérieur si la présence de l'étranger sur

     le territoire français constitue une menace pour l'ordre

     public ou le crédit public."

 

        b) La situation après 1979

 

44.  Une loi du 29 octobre 1981 modifia l'article 23, en

subordonnant désormais l'expulsion à l'existence d'une menace

"grave pour l'ordre public".

 

     Toutefois, et sauf pour les étrangers mineurs de dix-huit

ans, l'article 26 de la nouvelle loi ménageait une dérogation:

 

       "En cas d'urgence absolue (...), l'expulsion peut être

     prononcée lorsqu'elle constitue une nécessité impérieuse

     pour la sûreté de l'Etat ou pour la sécurité publique.

 

      (...)"

 

45.  Ces règles furent remaniées par une loi du

9 septembre 1986.

 

     L'article 23 reprit son libellé original, celui de 1945.

Il ajouta cependant que "L'arrêté d'expulsion [pouvait] à tout

moment être abrogé par le ministre de l'Intérieur".

 

     Quant à l'article 26, il précisa qu'"une menace [pour

l'ordre public] présentant un caractère de particulière

gravité" pouvait, en cas d'urgence absolue, justifier une

expulsion.

 

46.  Une loi du 2 août 1989 est revenue aux textes de 1981.

 

47.  En 1990, le ministre de l'Intérieur a pris 383 arrêtés

d'expulsion.  Cent un d'entre eux se fondaient sur

l'article 26 de l'ordonnance de 1945, dont 54 pour des crimes

ou délits de droit commun et 47 pour des infractions contre la

sûreté extérieure ou intérieure de l'Etat.

 

     2. Les sujets de l'expulsion

 

        a) La situation en 1979

 

48.  L'ordonnance de 1945 ne définissait pas de catégories de

personnes à l'abri de toute mesure d'expulsion.

 

        b) La situation après 1979

 

49.  Une fois amendé par la loi du 29 octobre 1981,

l'article 25 de ladite ordonnance indiquait en revanche:

 

       "Ne peuvent faire l'objet d'un arrêté d'expulsion, en

     application de l'article 23:

 

       1° L'étranger mineur de dix-huit ans;

 

       2° L'étranger qui justifie par tous moyens résider

     en France habituellement depuis qu'il a atteint au plus

     l'âge de dix ans;

 

       3° L'étranger qui justifie par tous moyens résider en

     France habituellement depuis plus de quinze ans ainsi que

     l'étranger qui réside régulièrement en France depuis plus

     de dix ans;

 

       4° L'étranger marié depuis au moins six mois, dont le

     conjoint est de nationalité française;

 

       5° L'étranger qui est père ou mère d'un enfant français

     résidant en France à la condition qu'il exerce, même

     partiellement, l'autorité parentale à l'égard de cet

     enfant ou qu'il subvienne effectivement à ses besoins;

 

       6° L'étranger titulaire d'une rente d'accident du

     travail ou de maladie professionnelle servie par un

     organisme français et dont le taux d'incapacité

     permanente est égal ou supérieur à 20 %;

 

       7° L'étranger résidant régulièrement en France sous

     couvert de l'un des titres de séjour prévus par la

     présente ordonnance ou les conventions internationales

     qui n'a pas été condamné définitivement à une peine au

     moins égale à un an d'emprisonnement sans sursis.

 

       Toutefois par dérogation au 7° ci-dessus, peut être

     expulsé tout étranger qui a été condamné définitivement à

     une peine d'emprisonnement sans sursis d'une durée

     quelconque pour une infraction prévue aux articles 4 et 8

     de la loi n° 73-548 du 27 juin 1973 relative à

     l'hébergement collectif, à l'article L.364-2-1 du code du

     travail ou aux articles 334, 334-1 et 335 du code pénal.

 

       (...)"

 

50.  La loi du 9 septembre 1986 restreignait les cas de non-

expulsion, mais la loi du 2 août 1989 a opéré un retour à la

législation de 1981.

 

     3. L'exécution de l'expulsion

 

51.  En droit français, l'expulsion s'analyse en une mesure de

police et non en une sanction pénale.  L'étranger concerné ne

bénéficie pas de la rétroactivité des dispositions nouvelles

plus favorables.  Il ne peut donc les invoquer à l'appui d'une

requête en annulation de la décision qui le frappe.

 

52.  Adopté par le ministre de l'Intérieur, l'arrêté

d'expulsion demeure en vigueur sans limite de temps.

L'étranger visé peut à tout moment, et autant de fois qu'il le

désire, en solliciter l'abrogation.

 

53.  Quand l'intéressé a quitté le territoire français depuis

plus de cinq ans et entend obtenir pareille abrogation, une

commission composée uniquement de magistrats examine sa

demande.  Si elle formule un avis favorable, il lie le

ministre.

 

54.  Il arrive très souvent au ministre de l'Intérieur de

renoncer à faire exécuter un arrêté d'expulsion tout en se

refusant à l'abroger.  En pareil cas, l'étranger est assigné à

résidence dans l'espoir de sa réinsertion.  S'il continue à

troubler l'ordre public, il peut se voir expulser.  Il s'agit

alors d'une décision nouvelle, détachable de l'arrêté et

attaquable en elle-même devant le juge administratif.

 

     S'il est saisi, ce dernier s'interroge sur le

comportement de l'intéressé pendant le laps de temps où l'on a

toléré sa présence sur le sol français.  Pour apprécier la

légalité de la mesure, il se place donc à la date à laquelle

il statue.

 

     4. La jurisprudence du Conseil d'Etat

 

55.  Pendant une dizaine d'années, le Conseil d'Etat a

considéré comme inopérant à l'encontre d'un arrêté d'expulsion

le moyen tiré de l'article 8 (art. 8) de la Convention (voir

par exemple les arrêts Touami ben Abdeslem du 25 juillet 1980,

Recueil Lebon 1980, p. 820, et Juris-Classeur périodique 1981,

jurisprudence, n° 19613, avec la note de M. Bernard Pacteau,

et Chrouki du 6 décembre 1985).

 

     Son arrêt Beldjoudi du 18 janvier 1991 (paragraphe 28

ci-dessus) marque l'abandon de cette jurisprudence.  La Haute

Assemblée accepte désormais de substituer au contrôle de

l'erreur manifeste d'appréciation au regard de la seule menace

pour l'ordre public un entier contrôle de proportionnalité, ce

qui a parfois entraîné l'annulation d'arrêtés d'expulsion

(voir par exemple l'arrêt Belgacem du 19 avril 1991

(Assemblée), avec les conclusions de M. le commissaire du

gouvernement Ronny Abraham, Revue française de droit

administratif 1991, pp. 497-510, et l'arrêt Hadad du

26 juillet 1991 (président de la section du contentieux), à

paraître dans le Recueil Lebon).

 

    B. L'acquisition de la nationalité

 

     1. La reconnaissance de la nationalité

 

        a) La loi du 28 juillet 1960

 

56.  La loi du 28 juillet 1960 a inséré dans le code de la

nationalité un titre VII, "De la reconnaissance de la

nationalité française".

 

     Limitée aux territoires d'outre-mer (T.O.M.), elle

instituait au profit de certaines catégories de "domiciliés"

et de leurs descendants un moyen original de se faire

reconnaître la nationalité française, à la double condition de

se fixer sur le sol français et de souscrire une déclaration.

 

        b) L'ordonnance du 21 juillet 1962

 

57.  Lors de son accession à l'indépendance, l'Algérie ne

possédait pas le statut de T.O.M.  Cela conduisit le

législateur français à édicter l'ordonnance du 21 juillet 1962

relative à certaines dispositions concernant la nationalité.

 

     En vertu de ce texte, ont conservé de plein droit la

nationalité française les personnes de statut civil de droit

commun, plus celles de statut civil de droit local auxquelles

la loi algérienne n'a pas conféré la nationalité algérienne.

 

     Pour les autres personnes de statut civil de droit local

- catégorie à laquelle appartient la famille du requérant -,

l'article 21 prévoyait qu'à compter du 1er janvier 1963 elles

ne pouvaient - de même que leurs enfants - établir leur

nationalité française qu'en démontrant avoir souscrit une

déclaration de "reconnaissance de la nationalité française".

 

        c) La loi du 20 décembre 1966

 

58.  La loi du 20 décembre 1966 a mis un terme, à dater du

21 mars 1967, à l'application de l'ordonnance de 1962.  Elle a

rendu effective la perte de la nationalité française en

l'absence de déclaration recognitive.

 

     Son article 1, alinéa 2 c), disposait:

 

     "Les personnes de statut civil de droit local originaires

     d'Algérie qui n'ont pas souscrit à cette date la

     déclaration prévue à l'article 152 du code de la

     nationalité sont réputées avoir perdu la nationalité

     française au 1er janvier 1963.  Toutefois, les personnes

     de statut civil de droit local, originaires d'Algérie,

     conservent de plein droit la nationalité française si une

     autre nationalité ne leur a pas été conférée

     postérieurement au 3 juillet 1962."

 

     Son article 3 offrait néanmoins une possibilité de

réintégration dans la nationalité française aux enfants

mineurs nés avant le 1er janvier 1963 - tel le requérant -

lorsque le parent dont ils suivaient la nationalité n'avait

pas souscrit la déclaration recognitive.

 

        d) La loi du 9 janvier 1973

 

59.  La loi du 9 janvier 1973 a supprimé l'institution de la

reconnaissance et retiré ce mot du code de la nationalité.  Le

titre VIII de ce dernier, complètement réécrit, prévoit pour

l'avenir des modalités particulières de réintégration en

faveur de certaines catégories de personnes ayant perdu la

nationalité française par suite de l'accession de leur pays à

l'indépendance.

 

     2. La naturalisation

 

60.  La naturalisation est accordée par décret.  Peut en

bénéficier, entre autres, "le ressortissant ou ancien

ressortissant des territoires ou Etats sur lesquels la France

a exercé soit la souveraineté, soit un protectorat, un mandat

ou une tutelle" (article 64, alinéa 5, du code de la

nationalité).

 

     Toutefois, "L'étranger qui a fait l'objet d'un arrêté

d'expulsion ou d'un arrêté d'assignation à résidence, n'est

susceptible d'être naturalisé que si cet arrêté a été rapporté

dans les formes où il est intervenu" (article 65, premier

alinéa).  En outre, "Nul ne peut être naturalisé s'il n'est

pas de bonne vie et moeurs ou s'il a fait l'objet de l'une des

condamnations visées à l'article 79 (...)" (article 68).

 

PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION

 

61.  Dans leur requête du 28 mars 1986 à la Commission

(n° 12083/86), M. et Mme Beldjoudi alléguaient que la mesure

d'expulsion frappant le premier enfreignait plusieurs

dispositions de la Convention: l'article 8 (art. 8), pour

atteinte à leur droit au respect de leur vie privée et

familiale; l'article 3 (art. 3), car le refus probable des

autorités algériennes de délivrer à M. Beldjoudi un passeport

lui permettant de quitter l'Algérie constituerait un

traitement inhumain et dégradant; l'article 14 combiné avec

l'article 8 (art. 14+8), pour discrimination fondée sur les

croyances religieuses ou l'origine ethnique de M. Beldjoudi;

l'article 9 (art. 9), pour entrave à leur liberté de pensée,

de conscience et de religion; l'article 12 (art. 12), pour

méconnaissance de leur droit de se marier et de fonder une

famille.

 

62.  La Commission a retenu la requête le 11 juillet 1989.

Dans son rapport du 6 septembre 1990 (article 31) (art. 31),

elle conclut

 

a) que l'expulsion de M. Beldjoudi violerait le droit de

celui-ci et de son épouse au respect de leur vie familiale au

sens de l'article 8 (art. 8) (douze voix contre cinq), mais

n'enfreindrait pas l'article 3 (art. 3) (unanimité);

 

b) qu'il n'y a eu manquement aux exigences ni de l'article 14

combiné avec l'article 8 (art. 14+8) (unanimité) ni des

articles 9 et 12 (art. 9, art. 12) (unanimité).

 

     Le texte intégral de son avis et des deux opinions

séparées dont il s'accompagne figure en annexe au présent

arrêt*.

 

_______________

* Note du greffier: pour des raisons d'ordre pratique il n'y

figurera que dans l'édition imprimée (volume 234-A de la série

A des publications de la Cour), mais on peut se le procurer

auprès du greffe.

_______________

 

CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR

 

63.  Dans son mémoire, le Gouvernement a demandé à la Cour "de

bien vouloir juger qu'il n'y a pas eu en l'espèce violation de

l'article 8 (art. 8) de la Convention ni des autres articles

invoqués par les requérants".

 

64.  Quant au conseil des requérants, il a formulé ainsi ses

conclusions:

 

     "M. et Mme Beldjoudi demandent qu'il plaise à la Cour,

 

        Dire que l'arrêté d'expulsion pris le 2 novembre 1979

     par le gouvernement français contre M. Mohand Beldjoudi

     constitue une violation tant de l'article 8 (art. 8) de

     la Convention (...) que des articles 8 et 14 combinés de

     (art. 14+8) ladite Convention.

 

        Dans l'hypothèse où le gouvernement français

     s'abstiendrait de faire cesser sans délai cette

     violation, les époux Beldjoudi demandent, en réparation

     du préjudice résultant de ces violations, la condamnation

     de la France à leur payer la somme de 10 000 000 francs

     français de dommages et intérêts et celle de 100 000

     francs français à titre de remboursement des frais

     irrépétibles exposés pour les besoins de leur défense

     devant la Commission et la Cour européennes des Droits de

     l'Homme."

 

EN DROIT

 

I.   SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 8 (art. 8)

 

65.  Selon les requérants, la décision d'expulser M. Beldjoudi

porte atteinte à leur vie privée et familiale.  Ils invoquent

l'article 8 (art. 8) de la Convention, ainsi libellé:

 

       "1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée

     et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

 

       2.  Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité

     publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que

     cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle

     constitue une mesure qui, dans une société démocratique,

     est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté

     publique, au bien-être économique du pays, à la défense

     de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à

     la protection de la santé ou de la morale, ou à la

     protection des droits et libertés d'autrui."

 

     Le Gouvernement combat cette thèse, mais la Commission y

souscrit au moins quant à la vie familiale.

 

   A. Paragraphe 1 de l'article 8 (art. 8-1)

 

66.  A l'origine, le Gouvernement a exprimé des doutes sur

l'existence d'une vie familiale effective entre, d'une part,

M. Beldjoudi et, de l'autre, ses parents, ses frères et soeurs

ainsi que son épouse.  Il n'est pas revenu sur la question

devant la Cour.

 

67.  Celle-ci se borne à noter, avec la Commission, que

l'exécution de la mesure d'expulsion constituerait une

ingérence de l'autorité publique dans l'exercice du droit des

requérants au respect de leur vie familiale, garanti par le

paragraphe 1 de l'article 8 (art. 8-1).

 

   B. Paragraphe 2 de l'article 8 (art. 8-2)

 

68.  Il échet, dès lors, de déterminer si l'expulsion

litigieuse remplirait les conditions du paragraphe 2

(art. 8-2), c'est-à-dire serait "prévue par la loi", tournée

vers un ou plusieurs des buts légitimes qu'il énumère et

"nécessaire", "dans une société démocratique", pour les

réaliser.

 

     1. "Prévue par la loi"

 

69.  La Cour relève, avec les comparants, que l'arrêté

ministériel du 2 novembre 1979 se fonde sur l'article 23 de

l'ordonnance du 2 novembre 1945 relative aux conditions

d'entrée et de séjour des étrangers en France (paragraphe 43

ci-dessus).  Le Conseil d'Etat en a d'ailleurs constaté la

légalité par son arrêt du 18 janvier 1991 (paragraphe 28

ci-dessus).

 

     2. But légitime

 

70.  Gouvernement et Commission estiment que l'ingérence en

cause viserait des fins pleinement compatibles avec la

Convention: la "défense de l'ordre" et la "prévention des

infractions pénales".  Les requérants ne le contestent pas.

 

     La Cour arrive à la même conclusion.

 

     3. "Nécessaire", "dans une société démocratique"

 

71.  D'après les requérants, l'expulsion de M. Beldjoudi ne

saurait passer pour "nécessaire dans une société

démocratique".

 

     Ils invoquent notamment plusieurs circonstances:

l'intéressé est né en France de parents originaires d'un

territoire alors français, l'Algérie; il y a toujours vécu, de

même que ses frères et soeurs (paragraphe 9 ci-dessus); il

déclare ignorer la langue arabe et a reçu une éducation et une

culture françaises; il a épousé en 1970 une Française

(paragraphes 10-11 ci-dessus), qui se verrait contrainte de

s'exiler de son propre pays pour ne pas se séparer de son

mari; il aurait joui de la possession d'état de Français

jusqu'au 3 février 1972, date de la notification du décret du

premier ministre refusant de lui reconnaître la nationalité

française (paragraphe 32 ci-dessus); le préfet des Hauts-de-

Seine lui a proposé, au début de 1984, une autorisation

provisoire de séjour (paragraphe 22 ci-dessus) et le ministre

de l'Intérieur a pris en sa faveur, le 31 août 1989, un arrêté

d'assignation à résidence (paragraphe 16 ci-dessus); il

n'aurait pu faire l'objet d'une mesure d'expulsion si l'entrée

en vigueur des lois des 29 octobre 1981 et 9 septembre 1986

avait eu lieu plus tôt (paragraphes 44-45 ci-dessus).

 

     Bref, M. Beldjoudi - qui ne se considère nullement comme

un "immigré de la seconde génération" - et sa femme affirment

avoir en France toutes leurs attaches familiales, sociales,

culturelles et linguistiques; ils allèguent l'absence de

circonstances exceptionnelles propres à justifier l'expulsion.

 

72.  La Commission souscrit pour l'essentiel à cette thèse,

mais elle attache un poids particulier à deux éléments

supplémentaires.  D'abord, Mme Beldjoudi pourrait avoir de

bonnes raisons de ne pas suivre son mari en Algérie, d'autant

qu'elle avait lieu de croire, lors de son mariage, qu'elle

pourrait continuer à vivre avec lui en France.  Ensuite, les

infractions accomplies par M. Beldjoudi - avant et après

l'arrêté d'expulsion - ne seraient pas telles, malgré tout,

que les impératifs de l'ordre public doivent l'emporter sur

les considérations de caractère familial.

 

73.  Le Gouvernement, lui, invoque d'abord la nature des faits

justifiant l'expulsion.  Il souligne la multiplicité et la

gravité des infractions commises - toutes à l'âge adulte - par

le requérant et qui s'échelonnent sur une période de quinze

ans (paragraphe 12 ci-dessus).  Il relève aussi la lourdeur

des peines infligées par les juridictions françaises,

notamment par la cour d'assises des Hauts-de-Seine pour un

acte qualifié crime (paragraphe 12 ci-dessus); elles dépassent

au total dix ans de privation de liberté.  Il rappelle enfin

que l'intéressé a persévéré dans la délinquance même après la

notification de l'arrêté d'expulsion et se trouve actuellement

en détention provisoire, sous l'inculpation d'un nouveau délit

(paragraphes 12 et 14 ci-dessus).  En résumé, la dangerosité

de M. Beldjoudi rendrait intolérable pour la collectivité la

présence de celui-ci sur le territoire français.

 

     D'autre part, le Gouvernement estime qu'il ne faut pas

exagérer l'ampleur de l'ingérence incriminée.  Seule se

trouverait en cause la vie familiale des requérants en tant

que conjoints: M. Beldjoudi n'habite plus chez ses parents

depuis 1969 et ne participe pas à l'entretien de ses frères et

soeurs; en outre, le couple n'a pas d'enfants.  Or les époux

ont dû se séparer pendant de longues périodes en raison des

incarcérations de M. Beldjoudi.  De surcroît, ce dernier ne

démontre pas que sa femme, s'il devait effectivement quitter

le territoire français, ne pourrait l'accompagner soit en

Algérie - Etat qui aurait conservé de multiples liens avec la

France -, soit dans un pays tiers.  En définitive, les

difficultés d'une réinstallation hors de France, sans rupture

de la vie familiale, n'auraient rien d'insurmontable.

 

74.  La Cour reconnaît qu'il incombe aux Etats contractants

d'assurer l'ordre public, en particulier dans l'exercice de

leur droit de contrôler, en vertu d'un principe de droit

international bien établi et sans préjudice des engagements

découlant pour eux de traités, l'entrée, le séjour et

l'éloignement des non-nationaux (arrêts Abdulaziz, Cabales et

Balkandali c. Royaume-Uni du 28 mai 1985, série A n° 94,

p. 34, par. 67, Berrehab c. Pays-Bas du 21 juin 1988, série A

n° 138, pp. 15-16, paras. 28-29, et Moustaquim c. Belgique du

18 février 1991, série A n° 193, p. 19, par. 43).

 

     Toutefois, leurs décisions en la matière, dans la mesure

où elles porteraient atteinte à un droit protégé par le

paragraphe 1 de l'article 8 (art. 8-1), doivent se révéler

nécessaires dans une société démocratique, c'est-à-dire

justifiées par un besoin social impérieux et, notamment,

proportionnées au but légitime poursuivi.

 

75.  En l'occurrence, le passé pénal de M. Beldjoudi apparaît

beaucoup plus chargé que celui de M. Moustaquim (arrêt

précité, série A n° 193, p. 19, par. 44); le Gouvernement le

souligne à juste titre.  Il importe donc de rechercher si les

autres circonstances de la cause - communes aux deux

requérants ou propres à l'un d'eux - suffisent à compenser

cette donnée d'un poids considérable.

 

76.  Les intéressés ont introduit une requête unique et

soulevé les mêmes griefs.  Compte tenu de leur âge et de

l'absence d'enfants à leur foyer, l'ingérence litigieuse

touche au premier chef leur vie familiale d'époux; le

Gouvernement a raison de le soutenir.

 

     Or ils se sont mariés en France il y a plus de vingt ans

et y ont toujours eu leur domicile conjugal.  Les périodes de

détention de M. Beldjoudi les ont certes empêchés de cohabiter

pendant de longues périodes, mais elles n'ont pas interrompu

leur vie familiale, laquelle demeurait protégée par

l'article 8 (art. 8).

 

77.  Sujet direct de l'expulsion, M. Beldjoudi est né en

France de parents alors français; il a possédé la nationalité

française jusqu'au 1er janvier 1963.  Il est réputé l'avoir

perdue à cette date, ses parents n'ayant pas souscrit avant le

27 mars 1967 une déclaration recognitive (paragraphe 9

ci-dessus).  Il ne faut pourtant pas oublier que l'intéressé,

mineur à l'époque, ne pouvait se prononcer en personne.  En

outre, dès 1970, soit un an après sa première condamnation

mais plus de neuf ans avant l'adoption de l'arrêté

d'expulsion, il a manifesté sa volonté de recouvrer la

nationalité française; recensé à sa demande en 1971, il a été

reconnu apte au service national par les autorités militaires

françaises (paragraphes 31 et 33 ci-dessus).

 

     En second lieu, le requérant a épousé une Française.

Toute sa proche famille a conservé la nationalité française

jusqu'au 1er janvier 1963 et réside en France depuis plusieurs

dizaines d'années.

 

     Enfin, M. Beldjoudi a passé en France son existence

entière, soit plus de quarante ans, a suivi sa scolarité en

français et ne semble pas connaître la langue arabe.  Il ne

paraît pas avoir avec l'Algérie d'autres liens que celui de la

nationalité.

 

78.  Quant à Mme Beldjoudi, née en France de parents français,

elle y a toujours vécu et en possède la nationalité.  Si elle

suivait son mari après l'expulsion, elle devrait se fixer à

l'étranger, sans doute en Algérie, Etat dont elle ignore

probablement la langue.  Pareil déracinement pourrait lui

causer de grandes difficultés d'adaptation et se heurter à de

réels obstacles pratiques et même juridiques; le commissaire

du gouvernement l'a d'ailleurs reconnu devant le Conseil

d'Etat (paragraphe 27 ci-dessus).  Dès lors, l'ingérence

litigieuse risquerait de mettre en péril l'unité, voire

l'existence du ménage.

 

79.  Eu égard à ces diverses circonstances, il apparaît, quant

au respect de la vie familiale des requérants, que la décision

d'expulser M. Beldjoudi, si elle recevait exécution, ne serait

pas proportionnée au but légitime poursuivi et violerait donc

l'article 8 (art. 8).

 

80.  Pareille conclusion dispense la Cour de rechercher si

l'expulsion méconnaîtrait aussi le droit des intéressés au

respect de leur vie privée.

 

II.  SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 14 COMBINE

     AVEC L'ARTICLE 8 (art. 14+8)

 

81.  Vu le constat figurant au paragraphe 79 ci-dessus, la

Cour n'estime pas nécessaire d'étudier de surcroît le grief

selon lequel les requérants subiraient, en cas d'expulsion de

M. Beldjoudi, une discrimination contraire à l'article 14

(art. 14) dans la jouissance de leur droit au respect de leur

vie familiale.

 

III. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DES ARTICLES 3, 9 ET 12

(art. 3, art. 9, art. 12)

 

82.  Devant la Commission, les requérants invoquaient aussi

les articles 3, 9 et 12 (art. 3, art. 9, art. 12).

 

     Ils ne les ont plus mentionnés devant la Cour et elle ne

juge pas devoir examiner ces questions d'office.

 

IV.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 50 (art. 50)

 

83.  Aux termes de l'article 50 (art. 50),

 

       "Si la décision de la Cour déclare qu'une décision

     prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire

     ou toute autre autorité d'une Partie Contractante se

     trouve entièrement ou partiellement en opposition avec

     des obligations découlant de la (...) Convention, et si

     le droit interne de ladite Partie ne permet

     qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de cette

     décision ou de cette mesure, la décision de la Cour

     accorde, s'il y a lieu, à la partie lésée une

     satisfaction équitable."

 

     En vertu de ce texte, les requérants demandent la

réparation d'un dommage et le remboursement de frais.

 

84.  Aucune infraction à l'article 8 (art. 8) n'a encore eu

lieu.  Néanmoins, la Cour a conclu que la décision

ministérielle d'expulser M. Beldjoudi en entraînerait une si

elle était mise en oeuvre; partant, il faut considérer

l'article 50 (art. 50) comme applicable en l'espèce (voir,

mutatis mutandis, l'arrêt Soering c. Royaume-Uni du

7 juillet 1989, série A n° 161, p. 49, par. 126).

 

     A. Dommage

 

85.  Se prétendant lésés par le non-respect des exigences de

la Convention, M. et Mme Beldjoudi réclament 10 000 000 f.

 

     Le Gouvernement trouve ce montant sans aucune espèce de

précédent et surtout de justification, la mesure d'expulsion

n'ayant pas été exécutée.

 

     Le délégué de la Commission estime lui aussi la

prétention excessive.  Il suggère toutefois l'octroi pour tort

moral d'une somme raisonnable, inférieure à celle qu'a obtenue

M. Moustaquim, obligé de vivre plusieurs années hors de

Belgique après son expulsion.

 

86.  Les requérants ont dû éprouver un préjudice moral, mais

le présent arrêt leur fournit une compensation suffisante à

cet égard.

 

     B. Frais et dépens

 

87.  M. et Mme Beldjoudi sollicitent le remboursement des

frais et dépens qu'ils auraient supportés pendant la procédure

menée devant les organes de la Convention, soit 100 000 f.

 

     Selon le Gouvernement, le relevé fourni par le conseil

des requérants pèche par son imprécision.  Une somme de

40 000 f. serait toutefois acceptable, sauf circonstances

particulières dûment établies.

 

88.  Compte tenu des détails ultérieurement communiqués, la

Cour estime raisonnable d'allouer 60 000 f. à ce titre.

 

PAR CES MOTIFS, LA COUR

 

1.   Dit, par sept voix contre deux, qu'il y aurait violation

de l'article 8 (art. 8) dans le chef des deux requérants si la

décision d'expulser M. Beldjoudi recevait exécution;

 

2.   Dit, par huit voix contre une, qu'il ne s'impose pas

d'examiner aussi l'affaire sous l'angle de l'article 14

combiné avec l'article 8 (art. 14+8), ni des articles 3, 9

et 12 (art. 3, art. 9, art. 12);

 

3.   Dit, à l'unanimité, quant au dommage moral subi par les

requérants, que le présent arrêt constitue par lui-même une

satisfaction équitable suffisante aux fins de l'article 50

(art. 50);

 

4.   Dit, à l'unanimité, que l'Etat défendeur doit verser aux

requérants, dans les trois mois, 60 000 (soixante mille)

francs français pour frais et dépens;

 

5.   Rejette, à l'unanimité, les prétentions des requérants

pour le surplus.

 

     Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience

publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le

26 mars 1992.

 

Signé: Rolv RYSSDAL

       Président

 

Signé: Marc-André EISSEN

       Greffier

 

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51

par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 53 par. 2 du règlement,

l'exposé des opinions séparées suivantes:

 

     - opinion dissidente de M. Pettiti;

     - opinion séparée de M. De Meyer;

     - opinion dissidente de M. Valticos;

     - opinion concordante de M. Martens.

 

Paraphé: R.R.

 

Paraphé: M.-A. E.

 

           OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE PETTITI

 

     Je n'ai pas voté pour la violation de l'article 8

(art. 8), me séparant de la majorité.

 

     Certes, l'arrêt n'a qu'une portée limitée au cas d'espèce

et à des circonstances particulières: M. Beldjoudi a passé en

France à ce jour quarante et un ans de sa vie et il est marié

à une Française depuis vingt-deux ans.  Mais ni le

raisonnement de principe ni la motivation de l'arrêt ne me

paraissent concorder avec une exacte interprétation et

appréciation de l'article 8 (art. 8) de la Convention

européenne, en ce qui concerne l'expulsion des étrangers

délinquants.

 

     La majorité a bien tenu compte de ce que l'arrêté

d'expulsion remontait au 2 novembre 1979, avant les

condamnations des 28 mars 1978 et 4 décembre 1986; mais elle

paraît retenir comme critères ou motifs complémentaires le

refus des autorités d'accorder en 1970 la nationalité

française demandée par M. Beldjoudi, ainsi que l'absence de

liens avec l'Algérie.  Elle considère que l'expulsion ne

serait pas proportionnée au but légitime sans suffisamment

préciser les données de cette proportionnalité en réponse aux

distinctions opérées par le Conseil d'Etat.

 

     La Convention ne limite pas le droit souverain des Etats

à décider l'expulsion de son territoire d'étrangers

délinquants ou criminels.

 

     Le droit pour un étranger de résider sur le territoire

d'une Haute Partie Contractante n'est pas garanti en tant que

tel par la Convention.  Egalement le droit d'asile et le droit

à ne pas être expulsé ne figurent pas, comme tels, au nombre

des droits et libertés garantis par la Convention (en ce sens

plusieurs décisions de la Commission).

 

     Seulement dans des circonstances exceptionnelles,

l'expulsion peut impliquer une violation de la Convention, par

exemple lorsqu'il y a un risque très sérieux qu'un traitement

contraire à l'article 3 (art. 3) soit infligé dans l'Etat de

destination, surtout s'il n'y a aucune possibilité d'expulsion

dans un autre Etat démocratique.  L'arrêt Moustaquim

s'inscrivait dans un autre cadre, s'agissant d'un jeune

adolescent n'ayant de racines que dans le pays où vivait sa

famille et s'étant réinséré.

 

     Dans le cas d'espèce Beldjoudi, les circonstances sont à

l'opposé: adulte, récidiviste, individu entrant dans l'orbite

de l'atteinte à l'ordre public, son sort se situait dans le

cadre des expulsions légitimes.

 

     De surcroît, il paraît avoir refusé d'acquérir la

nationalité française par mariage et il avait même refusé

l'assignation à résidence ...

 

     La Cour européenne paraît aussi avoir retenu comme

motivation implicite la non-attribution de la nationalité

française.  C'est oublier que les accords d'Evian sont un

traité international.  La détermination de la nationalité a

été fixée par la France et l'Algérie ainsi que les

possibilités d'option.  Il ne s'agit donc pas d'une décision

unilatérale de la France.  L'Algérie avait aussi exigé de

telles options pour sa part et elle ne se prive pas d'expulser

des Français délinquants, même si ceux-ci sont nés en Algérie

et y ont vécu.  Un tel traité bilatéral est basé sur la

réciprocité et le droit international public.  La France ne

peut être taxée de violation de la Convention européenne des

Droits de l'Homme dans la mesure où elle a appliqué pour la

nationalité de M. Beldjoudi les accords d'Evian et le code de

la nationalité.  En outre, comme tout Etat, elle est

souveraine pour octroyer ou non la naturalisation.

 

     La majorité de la Cour paraît aussi avoir considéré que

M. Beldjoudi était un quasi-Français, notion inconnue du droit

international.

 

     Le fait d'avoir vécu constamment dans un pays d'accueil

ou de séjour ne peut être un empêchement absolu contraire au

droit d'expulser des délinquants.  On ne saurait considérer

que le rapport particulier France-Algérie serait en soi de

nature à empêcher l'expulsion, car d'autres Etats membres du

Conseil de l'Europe connaissent des situations du même ordre

de relations historiques Allemands-Polonais, Autrichiens-

Italiens, Britanniques- ressortissants du Commonwealth, etc.,

et de telles relations ne font pas obstacle aux expulsions

justifiées.

 

     Les Etats membres expulsent les citoyens délinquants de

façon courante.  La seule exception générale possible serait

la référence à l'article 3 (art. 3), sinon il suffirait d'une

longue durée de séjour pour invoquer l'article 8 (art. 8).

De très nombreuses expulsions d'étrangers en Europe seraient

en jeu.

 

     La majorité retient certes l'aspect considérable

résultant du passé pénal et du comportement du délinquant,

même après l'arrêté d'expulsion de 1979; mais elle met cet

aspect en balance avec la vie personnelle et familiale de

M. Beldjoudi, au titre de la proportionnalité.  Encore

faudrait-il fixer les critères précis de cette mise en

balance, ce que la Cour européenne fait très généralement.

Dans cet arrêt on ne précise pas le seuil de périls et de

récidives qui devrait déterminer ou non des expulsions

d'étrangers délinquants.  La majorité paraît aussi avoir

considéré que le départ vers l'Algérie était inéluctable en

cas d'expulsion, ce qui n'est pas certain.

 

     Le grave problème des expulsions d'étrangers délinquants,

très différent de celui des expulsions administratives non

causées par des condamnations pénales, dont certaines ont des

conséquences dramatiques pour les familles, fait l'objet des

préoccupations de la Communauté économique européenne, du

Conseil de l'Europe et de l'organisation internationale

Interpol.  C'est une politique globale européenne qui doit

être recherchée dans l'esprit de la Convention de sauvegarde

des droits fondamentaux.

 

     La décision de la majorité comporte, à mon avis, une

source de contradictions dans une interprétation exponentielle

de l'article 8 (art. 8) si l'atteinte à la vie privée ou

familiale du délinquant récidiviste suffit à empêcher la

mesure d'expulsion, car la situation du récidiviste

équivaudrait à une sorte d'immunité au profit de celui-ci.  En

effet, comme toute détention, toute expulsion affecte la vie

privée ou familiale.  S'il y a une nouvelle récidive,

l'atteinte se vérifierait encore.  Or dans ce cas la vie

privée est affectée par le comportement de l'intéressé.

 

     Or chaque Etat membre reste maître de sa politique

criminelle de même qu'il reste maître de fixer le quantum des

peines.  Pour de nombreux Etats, l'expulsion est un facteur

d'exemplarité qui accompagne la peine.  Dans les pays à forte

densité de population d'étrangers, la mesure d'expulsion

beaucoup plus que la menace de la prison constitue une

protection contre la récidive et renforce le consensus

national à l'accueil des immigrés exemplaires qui, par leur

travail, participent à la prospérité de la nation.  La mesure

d'expulsion telle qu'acceptée en criminologie, en politique

criminelle, est aussi une mesure de protection contre des

victimes potentielles de récidivistes, surtout dans les pays à

forte recrudescence criminelle et à forte densité de

délinquance organisée.

 

     Or la Convention des Droits de l'Homme ne peut

méconnaître la dimension des droits d'autrui et leur

nécessaire protection.  Certes, on aurait pu préférer que le

gouvernement français, compte tenu des nouvelles dispositions

(plus proches de l'article 8 de la Convention) (art. 8) des

lois des 29 octobre 1981 (articles 23 et 25) et

2 août 1989, renonce dans ce cas particulier à l'expulsion,

compte tenu de la situation de l'épouse française.  Si la Cour

européenne, dans des cas similaires et pour tous les Etats

membres, voulait s'orienter vers un contrôle des expulsions,

elle devrait se placer soit sous l'article 6 (art. 6) si

celui-ci était violé par rapport à la procédure interne vue

sous l'angle de la Convention européenne des Droits de

l'Homme, soit sous l'article 3 (art. 3) (traitements inhumains

et dégradants).  La notion d'équilibre d'intérêts dans

l'utilisation éventuelle et non certaine de l'article 8

(art. 8) exigerait une application de proportionnalité

rigoureuse dont à mon sens est dépourvue la motivation de

l'arrêt Beldjoudi.  Le droit pour l'Etat d'expulser les

étrangers délinquants et criminels est dans une certaine

mesure pour l'intérêt général la contrepartie du large accueil

des bénéficiaires du droit d'asile et des migrants, élément

clé de la solidarité internationale et de la protection des

droits de l'homme.

 

            OPINION SEPAREE DE M. LE JUGE DE MEYER

 

     Comme la plupart de mes collègues j'estime qu'il y aurait

violation des droits fondamentaux des requérants "si la

décision d'expulser M. Beldjoudi recevait exécution".

 

     Mais de quel droit ou de quels droits s'agit-il ?

 

     Notre collègue M. Martens s'est demandé, à juste titre,

si l'affaire ne concernait pas tout autant leur droit au

respect de leur vie privée que leur droit au respect de leur

vie familiale.  Je souscris, dans une très large mesure, à ses

observations*.

 

     Il me semble toutefois que dans le fond des choses,

compte tenu des circonstances rappelées dans les paragraphes

77 et 78 de l'arrêt, l'expulsion de M. Beldjoudi

constituerait, à l'égard des deux requérants, non seulement

une atteinte inadmissible à leur vie privée et familiale, mais

surtout un traitement inhumain**.

 

     Il en serait ainsi, non pas indirectement, en raison de

ce qui pourrait les attendre en Algérie - là n'est pas la

question en l'espèce*** -, mais directement, en ce que M.

Beldjoudi serait chassé, après plus de quarante ans, d'un pays

qui, même s'il n'en a pas la "nationalité", a toujours, en

fait, été "le sien" depuis la naissance.

 

     S'il est vrai que, comme l'indique le dossier, M.

Beldjoudi a déjà été condamné pour de nombreuses infractions,

en général plutôt graves, et se trouve encore maintenant

suspecté d'en avoir commis d'autres****, l'application des

lois pénales suffit à l'en punir.

 

_______________

* Voir ci-après, pp. 37 à 39.

 

** C'est parce qu'à mon avis l'affaire aurait aussi dû être

examinée sous cet angle que je n'ai pu approuver le point 2 du

dispositif de l'arrêt: j'y souscris sans difficulté dans la

mesure où il concerne les articles 9, 12 et 14 (art. 9,

art. 12, art. 14) de la Convention.

 

*** A cet égard la présente affaire est différente des

affaires Soering (série A n° 161) et Cruz Varas (série A n°

201).

 

**** Voir les paragraphes 12, 14, 73 et 75 de l'arrêt.

_______________

 

           OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE VALTICOS

 

     Je dois, à regret, exprimer mon dissentiment avec

l'opinion de la majorité de la Cour, qui a considéré qu'il y

avait eu, dans le cas présent, violation de l'article 8

(art. 8) de la Convention, notamment pour ce qui est de la vie

familiale du requérant.

 

     Mon explication peut être brève, car elle s'appuie, pour

l'essentiel, sur l'opinion dissidente que j'ai exprimée dans

l'affaire analogue, bien que non identique, qui concernait le

jeune Moustaquim.

 

     Les différences entre ces deux affaires vont dans les

deux sens: d'une part, dans le cas présent, il s'agit des

liens d'un mari avec sa femme et non de ceux d'un jeune avec

sa famille.  D'autre part, la délinquance du jeune Moustaquim

comportait des délits très nombreux, mais pour la plupart

d'une gravité assez relative d'un adolescent, alors qu'ici il

s'agissait d'infractions répétées de violence faite par une

personne d'une quarantaine d'années condamnée, en moins de

dix-sept ans, à près de onze années d'emprisonnement.  La Cour

reconnaît, du reste, qu'il s'agissait ici d'un passé pénal

"beaucoup plus chargé".

 

     Or l'expulsion des étrangers, dont on peut concevoir

qu'elle ait été envisagée dans un cas de cette gravité,

constitue une prérogative des Etats, et la Convention n'en

limite l'usage (Convention, article 5 par. 1 f) (art. 5-1-f),

et Protocole nos 4 et 7) (P4, P7) que dans des cas bien

déterminés.  Celui-ci n'est pas parmi eux.

 

     Certes, la Cour fait intervenir, dans le cas présent, la

notion de vie familiale que protège l'article 8 (art. 8) de la

Convention.  Elle considère qu'il y a eu, de la part du

Gouvernement, ingérence de l'autorité publique dans l'exercice

du droit des requérants au respect de leur vie familiale.  On

peut cependant se demander si l'article 8 (art. 8) est bien

applicable dans un cas comme celui-ci et s'il a été conçu pour

interdire l'expulsion d'étrangers mariés à des citoyennes du

pays.  Une telle interprétation pourrait ouvrir la voie à bien

des abus.

 

     En tout cas, il ne me semble pas possible d'utiliser

l'article 8 (art. 8) de la Convention pour limiter le droit

des Etats de prendre des mesures d'expulsion qu'ils ont des

raisons valables de décider pour la sauvegarde de la sûreté

publique, leurs effets sur la vie familiale n'en étant qu'un

effet indirect.

 

           OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE MARTENS

 

                         (Traduction)

 

1.     Je souscris aux conclusions de la Cour, mais j'aurais

préféré, dans la mesure où il s'agit de M. Beldjoudi, la voir

fonder sa décision a) sur un raisonnement moins casuistique et

b) sur une atteinte au droit au respect de la vie privée.

 

2.   Le paragraphe 1 de l'article 3 du Protocole n° 4 (P4-3-1)

à la Convention interdit d'expulser des nationaux.  Dans une

Europe où une seconde génération d'immigrés1 est déjà en train

d'élever des enfants (et où l'on assiste à une montée

alarmante de la xénophobie violente), il est grand temps de se

demander si cette prohibition ne devrait pas s'étendre aux

étrangers nés et ayant grandi dans un Etat membre, ou s'y

étant autrement, par la force d'une longue résidence,

totalement intégrés (donc complètement détachés de leur pays

d'origine)2.

 

     Selon moi, la simple nationalité ne constitue pas une

justification objective et raisonnable pour une différence

quant à la possibilité d'expulser quelqu'un de ce que l'on

peut appeler, dans les deux cas, son "propre pays".  Aussi

n'hésité-je pas à répondre par l'affirmative à la question ci-

dessus.  Je pense qu'un nombre croissant des Etats membres du

Conseil de l'Europe acceptent le principe selon lequel les

"étrangers intégrés" ne devraient, pas plus que les nationaux,

pouvoir être expulsés3, une dérogation ne se justifiant, et

encore, que dans des circonstances très exceptionnelles.  Mon

propre pays fait partie de ces Etats4 et, depuis 1981, sauf

pour la période 1986-1989, il en va de même de la France5.

 

     A mon sens, la Cour aurait mieux fait de fonder sa

décision sur ledit principe et de constater l'absence, en

l'espèce, de circonstances très exceptionnelles autorisant à

s'en écarter.  Une décision ainsi motivée aurait permis

d'atteindre ce que n'ont pu réaliser l'arrêt Moustaquim c.

Belgique6 et le présent arrêt: l'instillation d'une dose de

sécurité juridique qui, spécialement dans ce domaine, paraît

hautement désirable.

 

3.   Ainsi que M. Schermers l'a justement souligné7, cette

dernière considération plaidait également en faveur d'une

motivation axée - si possible - sur une atteinte au droit au

respect de la vie privée, car si les "étrangers intégrés"

menacés d'expulsion ne sont pas tous mariés, tous ont une vie

privée.

 

     J'estime possible une telle motivation.  L'expulsion

rompt de manière irrévocable tous les liens sociaux entre

l'expulsé et la communauté où il vit, et je pense que

l'ensemble de ces liens peut être réputé relever de la notion

de vie privée au sens de l'article 8 (art. 8).

 

     Certes, du moins à première vue, ce texte semble militer

pour une autre opinion.  Considéré en bloc, il paraît garantir

l'immunité d'un cercle intime à l'intérieur duquel chacun peut

vivre sa propre vie, sa vie privée, à son gré.  Cette notion

de "cercle intime" présuppose un "monde extérieur" logiquement

non compris dans la notion de vie privée.  A mieux y réfléchir

toutefois, ce concept de "cercle intime" se révèle trop

restrictif.  Les mots "vie familiale" élargissent déjà le

cercle, mais il y a des proches avec lesquels on n'a pas de

vie de famille au sens strict.  Néanmoins, les rapports avec

de telles personnes, par exemple ses parents, entrent, à n'en

pas douter, dans la sphère dont l'article 8 (art. 8) exige le

respect.  On peut en dire autant des relations avec amants et

amis.  Je partage donc l'avis de la Commission, qui a déclaré

à plusieurs reprises que le "respect de la vie privée"

 

     "comprend également, dans une certaine mesure, le droit

     d'établir et d'entretenir des relations avec d'autres

     êtres humains, notamment dans le domaine affectif, pour

     le développement et l'accomplissement de sa propre

     personnalité"8.

 

     A mes yeux, les arrêts de la Cour dans les affaires

Dudgeon c. Royaume-Uni, Rees c. Royaume-Uni, Cossey c.

Royaume-Uni et B. c. France9 reposent aussi sur l'idée que,

dans une certaine mesure, les relations "externes" d'une

personne avec d'autres (en dehors du "cercle intime") se

situent bien dans le domaine de la vie privée10.

 

      A la base de l'interdiction précitée, pour un Etat,

d'expulser ses ressortissants figure probablement la même

idée: quand on parle des nationaux, on songe presque toujours

en premier lieu à ceux dont les liens avec un pays donné sont

particulièrement étroits et multiples parce qu'ils y sont nés

et y ont été élevés11 dans une famille qui s'y trouve établie

depuis des générations12; on a manifestement jugé inacceptable

qu'un Etat, en forçant de telles personnes à quitter le pays

et à ne jamais y revenir, puisse rompre ces liens de manière

irrévocable.

 

     En résumé, je pense que l'expulsion d'un individu,

surtout (comme en l'espèce) vers un pays où les conditions de

vie diffèrent nettement de celles auxquelles il est habitué et

où, étranger au pays où on l'envoie, à sa culture et à ses

habitants, il risque d'avoir à vivre dans un isolement social

presque complet, porte  atteinte a son droit au respect de sa

vie privée.

 

_______________

NOTES

 

1.   Je me rends compte, bien sûr, que la présente espèce peut

se distinguer d'un cas ordinaire d'expulsion d'un immigré de

la seconde génération en ce que les parents de M. Beldjoudi,

quand ils se sont établis en France, n'étaient pas des

"immigrants" au sens strict, mais des citoyens français venant

vivre dans leur propre pays.  Il me semble toutefois légitime

de négliger ici cette différence.

 

2.   La question a évidemment une portée plus limitée dans les

Etats membres où, en vertu du principe du droit du sol, les

immigrés de la seconde génération ont le droit de citoyenneté

du seul fait de leur naissance sur le territoire; il est dès

lors probablement plus exact de parler d'expulsion

d'"étrangers intégrés" que d'expulsion d'"immigrés de la

seconde génération".

 

3.   Principe déjà accepté dans le contexte du Pacte

international relatif aux droits civils et politiques, dont

l'article 12 par. 4 porte: "Nul ne peut être arbitrairement

privé du droit d'entrer dans son propre pays"; il en résulte

une interdiction d'expulser non seulement ses propres

nationaux, mais aussi - ainsi qu'il ressort de la genèse de la

formule "son propre pays" - tous les "étrangers intégrés"

(tels les immigrés de la seconde génération): voir M. Nowak,

CCPR-Kommentar, art. 12, Randnummern 45-51; Van Dijk et Van

Hoof, De Europese Conventie, 2e édition, p. 551; Velu et

Ergec, La Convention européenne des Droits de l'Homme,

par. 372 (p. 322).

 

4.   Voir la version 1990 de la "Circular on Aliens",

Nederlandse Staatscourant 12 mars 1990, n° 50; voir aussi à ce

sujet, entre autres: Groenendijk, Nederlands Juristenblad

1987, pp. 1341 et suivantes; Swart, Preadvies, Nederlandse

Juristen-vereniging 1990, par. 35 (pp. 242 et suivantes).

 

5.   Voir les paragraphes 42-50 de l'arrêt de la Cour.

 

6.   Arrêt du 18 février 1991, série A n° 193.

 

7.   Voir son opinion concordante annexée à l'avis de la

Commission en l'espèce, pp. 48 et 49.

 

8.   Voir notamment Décisions et rapports n° 5, pp. 86-87;

Décisions et rapports n° 10, p. 100; série B n° 36, pp. 25-26.

 

     Si, ce faisant, la Commission a entendu donner une

définition de la "vie privée" au sens de l'article 8 (art. 8)

(ainsi que l'a avancé Doswald-Beck, Human Rights Law Journal

1983, p. 288), je ne suis pas d'accord: il est très difficile

de définir la notion et, d'après moi, le temps n'est pas

encore venu de s'atteler à une pareille tâche.

 

9.   Arrêts des 22 octobre 1981, 17 octobre 1986, 27 septembre

1990 et 25 mars 1992, série A nos 45, 106, 184 et 232-C.

 

10.  Voir en outre: Velu et Ergec, La Convention européenne

des Droits de l'Homme, par. 652 (pp. 535 et suivantes).

 

11.  Voir le paragraphe 88 de l'arrêt rendu par la Cour le

28 mai 1985 en l'affaire Abdulaziz, Cabales et Balkandali c.

Royaume-Uni (série A n° 94, p. 41).

 

12.  Pour l'idée selon laquelle l'histoire personnelle d'un

individu et ses souvenirs personnels peuvent être réputés

entrer dans le domaine dont l'article 8 (art. 8) exige le

respect, voir l'arrêt rendu par la Cour le 7 juillet 1989 en

l'affaire Gaskin c. Royaume-Uni (série A n° 160).

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