Gaygusuz c. Autriche
Publisher | Council of Europe: European Court of Human Rights |
Publication Date | 31 August 1996 |
Citation / Document Symbol | 39/1995/545/631 |
Cite as | Gaygusuz c. Autriche, 39/1995/545/631 , Council of Europe: European Court of Human Rights, 31 August 1996, available at: https://www.refworld.org/cases,ECHR,3ae6b6f314.html [accessed 7 October 2022] |
Disclaimer | This is not a UNHCR publication. UNHCR is not responsible for, nor does it necessarily endorse, its content. Any views expressed are solely those of the author or publisher and do not necessarily reflect those of UNHCR, the United Nations or its Member States. |
En l'affaire Gaygusuz c. Autriche[1],
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement B[2], en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président, F. Gölcüklü, F. Matscher, R. Macdonald, C. Russo, I. Foighel, R. Pekkanen, A.N. Loizou, K. Jungwiert,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 mai et 31 août 1996,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par un ressortissant turc, M. Cevat Gaygusuz ("le requérant"), le 20 avril 1995, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 de la Convention (art. 32-1, art. 47). A son origine se trouve une requête (n° 17371/90) dirigée contre la République d'Autriche et dont M. Gaygusuz avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 17 mai 1990 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La requête du requérant devant la Cour renvoie à l'article 48 de la Convention (art. 48) modifié par le Protocole n° 9 (P9) en ce qui concerne l'Autriche. Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 6 par. 1 et 8 de la Convention (art. 6-1, art. 8) ainsi que de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole n° 1 (art. 14+P1-1).
2. Le 5 septembre 1995, le comité de filtrage de la Cour a décidé de ne pas écarter l'affaire et de la soumettre pour examen à la Cour (article 48 par. 2 de la Convention) (art. 48-2).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. F. Matscher, juge élu de nationalité autrichienne (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 4 du règlement B). Le 29 septembre 1995, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. F. Gölcüklü, R. Macdonald, C. Russo, I. Foighel, R. Pekkanen, A.N. Loizou et K. Jungwiert, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 5 du règlement B) (art. 43).
4. Avisé par le greffier de la possibilité d'intervenir dans la procédure (articles 48 par. 1 b) de la Convention et 35 par. 3 b) du règlement B) (art. 48-1-b), le gouvernement turc a informé ce dernier le 4 octobre 1995 qu'il souhaitait participer à ladite procédure.
5. Le 10 octobre 1995, le président a autorisé l'avocat du requérant à employer l'allemand dans la procédure tant écrite qu'orale (article 28 par. 3 du règlement B).
6. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6 du règlement B), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement autrichien, l'agent du gouvernement turc, l'avocat du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 39 par. 1 et 40). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du gouvernement autrichien le 9 février 1996, celui du gouvernement turc le 21 février et celui du requérant le 22 février.
Le 29 janvier 1996, la Commission avait produit les pièces de la procédure suivie devant elle; le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président.
7. Le 9 avril 1996, le gouvernement turc a informé le greffier qu'il ne souhaitait pas participer à la procédure orale devant la Cour.
8. Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 22 mai 1996 au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le gouvernement autrichien
M. W. Okresek, chef de la division des affaires internationales, service constitutionnel, chancellerie fédérale, agent, M. R. Sauer, ministère fédéral du Travail et des Affaires sociales, Mme E. Bertagnoli, département de droit international, ministère fédéral des Affaires étrangères, conseillers;
- pour la Commission
M. M.P. Pellonpää, délégué;
- pour le requérant
Me H. Blum, avocat, conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Pellonpää, Me Blum et M. Okresek.
Le 5 juin 1996, le requérant et le gouvernement autrichien ont adressé au greffier leur réponse à une question posée par la Cour. A la demande de cette dernière, ils ont produit divers documents les 26 juin, 20 août et 30 août 1996. En revanche, la Cour a rejeté, pour tardiveté, les observations complémentaires du requérant, parvenues au greffe le 29 juillet 1996.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
9. Ressortissant turc né en 1950, M. Cevat Gaygusuz a habité à Hörsching (Haute-Autriche) de 1973 jusqu'en septembre 1987. Depuis lors, il réside à Izmir (Turquie).
10. Le requérant a travaillé en Autriche, avec des périodes d'interruption, de 1973 jusqu'en octobre 1984. Depuis cette date et jusqu'au 1er juillet 1986, il a été tantôt au chômage, tantôt en congé de maladie et percevait les allocations correspondantes.
Du 1er juillet 1986 au 15 mars 1987, il perçut une avance sur sa pension de retraite sous forme d'allocation de chômage. Arrivé en fin de droit, il sollicita le 6 juillet 1987 l'attribution d'une avance sur pension sous forme d'allocation d'urgence (Antrag auf Gewährung eines Pensionsvorschusses in Form der Notstandshilfe) auprès de l'agence pour l'emploi (Arbeitsamt) de Linz.
11. Le 8 juillet 1987, l'agence rejeta la demande de l'intéressé, au motif qu'il n'avait pas la nationalité autrichienne, l'une des conditions requises en vertu de l'article 33 par. 2 a) de la loi sur l'assurance chômage (Arbeitslosenversicherungsgesetz - paragraphe 20 ci-dessous) de 1977 pour bénéficier d'une allocation de ce type.
12. M. Gaygusuz interjeta appel de cette décision auprès de l'agence régionale pour l'emploi (Landesarbeitsamt) de Haute-Autriche. Il faisait notamment valoir que la distinction opérée par ledit article entre citoyens autrichiens et ressortissants étrangers ne se justifiait pas, qu'elle était anticonstitutionnelle et contraire à la Convention européenne des Droits de l'Homme.
13. Le 16 septembre 1987, l'agence régionale pour l'emploi débouta le requérant et confirma la décision contestée. Elle souligna que non seulement celui-ci n'avait pas la nationalité autrichienne, mais que, par ailleurs, il n'était pas un cas d'exception où cette condition n'était pas exigée (paragraphe 20 ci-dessous).
14. Le 2 novembre 1987, l'intéressé saisit la Cour constitutionnelle (Verfassungsgerichtshof), alléguant une violation de l'article 5 de la Loi fondamentale (Staatsgrundgesetz), des articles 6 par. 1 et 8 de la Convention (art. 6-1, art. 8)), ainsi que de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1).
15. Le 26 février 1988, à l'issue d'un examen à huis clos, la Cour constitutionnelle décida de ne pas retenir le recours (article 144 par. 2 de la Constitution fédérale - paragraphe 23 ci-dessous) et statua en ces termes:
"Le requérant allègue la violation de droits garantis par la Constitution conformément à l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention européenne des Droits de l'Homme, à l'article 5 de la Loi fondamentale ou à l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention (P1-1), ainsi qu'à l'article 8 (art. 8) de celle-ci. Eu égard à la jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle au sujet de ces droits, la requête fait apparaître tellement peu plausibles les violations alléguées, mais aussi la méconnaissance d'un autre droit garanti par la Constitution ou une atteinte à un autre droit résultant de l'application d'une norme générale illégale, que, du point de vue des prétendues violations à examiner par la Cour constitutionnelle, elle ne présente pas suffisamment de chances de succès. L'affaire n'échappe pas davantage à la compétence de la Cour administrative [Verwaltungsgerichtshof]."
16. La Cour constitutionnelle déféra donc celle-ci à la Cour administrative (article 144 par. 3 de la Constitution fédérale - paragraphe 23 ci-dessous).
17. Le 16 mai 1988, la Cour administrative demanda à M. Gaygusuz de compléter sa requête.
18. Le 7 juillet 1988, le requérant y donna suite, dénonçant une atteinte à son droit légal à l'obtention d'une avance sur pension sous forme d'allocation d'urgence, conformément aux dispositions pertinentes de la loi sur l'assurance chômage. Il demanda à la Cour administrative d'annuler la décision de l'agence régionale pour l'emploi de Haute-Autriche du 16 septembre 1987, en raison de l'illégalité de son contenu (article 42 par. 2, premier alinéa, de la loi sur la Cour administrative (Verwaltungsgerichtshofsgesetz) - paragraphe 27 ci-dessous), ainsi que de suspendre la procédure et de renvoyer l'affaire à la Cour constitutionnelle pour examen de la constitutionnalité de l'article 33 par. 2 a) de la loi sur l'assurance chômage.
19. Le 19 septembre 1989, la Cour administrative, siégeant à huis clos, se déclara incompétente pour connaître d'un tel recours et le rejeta (article 34 par. 1 de la loi sur la Cour administrative - paragraphe 25 ci-dessous). Elle releva que la requête, telle que l'intéressé l'avait complétée, se référait uniquement à la constitutionnalité de l'article 33 par. 2 a) de la loi sur l'assurance chômage et que le requérant avait par ailleurs demandé à la Cour administrative de renvoyer l'affaire à la Cour constitutionnelle pour examen de la constitutionnalité d'une loi; or, selon elle, il était établi que de telles questions relevaient de la compétence de la Cour constitutionnelle (article 144 par. 1, alinéa premier, de la Constitution fédérale - paragraphe 23 ci-dessous) qui, d'ailleurs, s'était déjà prononcée à ce sujet.
II. Le droit interne pertinent
A. Le droit matériel
1. A l'époque des faits
20. Dans la version de 1977, applicable à l'époque des faits, les dispositions pertinentes de la loi sur l'assurance chômage (Arbeitslosenversicherungsgesetz) étaient ainsi rédigées:
Article 23
"(1) Les chômeurs ayant sollicité l'attribution de prestations (...) dans le cadre de l'assurance invalidité (...) peuvent percevoir une avance sous forme d'allocation de chômage ou d'urgence (...), du moment qu'outre le fait d'être apte au travail et disposé à travailler, les autres conditions pour l'obtention de ces prestations sont réunies (...)"
Article 33
"(1) Le chômeur ayant épuisé ses droits aux allocations de chômage ou de congé de maternité peut se voir octroyer, sur demande, une allocation d'urgence.
(2) Il lui faut pour cela remplir les conditions suivantes:
a) posséder la nationalité autrichienne;
b) être apte au travail et disposé à travailler;
c) se trouver en situation d'urgence.
(3) L'exigence de la nationalité autrichienne n'est pas applicable aux personnes qui, de manière ininterrompue depuis le 1er janvier 1930, séjournent sur le territoire actuel de la République d'Autriche; elle ne l'est pas davantage à celles qui sont nées après ladite date sur le territoire actuel de la République d'Autriche et qui y séjournent depuis de manière ininterrompue.
(4) Il y a situation d'urgence lorsque le chômeur est dans l'incapacité de pourvoir à ses besoins essentiels.
(5) L'allocation d'urgence ne peut être octroyée que si le chômeur la sollicite dans un délai de trois ans après l'épuisement de ses droits aux allocations de chômage ou de congé de maternité."
Article 34
"(1) Si la situation sur le marché de l'emploi est durablement favorable pour des groupes déterminés de chômeurs ou pour des régions déterminées, le ministre fédéral des Affaires sociales peut, après consultation des organisations représentatives des employeurs et des salariés, exclure lesdits groupes de chômeurs ou régions du bénéfice de l'allocation d'urgence.
(2) Le ministre fédéral des Affaires sociales peut autoriser l'octroi de l'allocation d'urgence à des chômeurs ressortissants d'un autre Etat lorsque celui-ci connaît une institution équivalente à l'allocation d'urgence autrichienne et dont il accorde le bénéfice aux citoyens autrichiens de la même manière qu'à ses propres nationaux.
(3) Le ministre fédéral des Affaires sociales peut, après consultation des organisations représentatives des employeurs et des salariés, autoriser l'octroi de l'allocation d'urgence à des chômeurs qui ne possèdent pas la nationalité autrichienne et qui n'ont pas bénéficié d'une décision au sens du paragraphe 2, à condition qu'au cours des cinq années précédant le jour de la revendication du droit à l'allocation d'urgence, les intéressés aient été occupés en Autriche pendant au moins 156 semaines, avec obligation de cotiser à l'assurance chômage; pour le calcul de ladite période de cinq ans, il est fait abstraction des périodes de perception des allocations de chômage (ou d'urgence). L'autorisation peut être prononcée pour une période déterminée et pour des groupes de chômeurs déterminés."
21. L'allocation d'urgence constitue une aide versée aux personnes n'ayant plus droit aux allocations de chômage afin de leur assurer un revenu minimum vital. Le droit à l'attribution de l'allocation d'urgence existe aussi longtemps que la personne concernée se trouve dans le besoin, même si le versement lui-même est accordé pour une durée ne pouvant excéder trente-neuf semaines et qui doit être renouvelée. Son montant ne saurait être supérieur à celui des allocations de chômage auxquelles la personne pourrait prétendre, ni inférieur à 75 % du montant de ces allocations.
Quant aux allocations de chômage, leur montant est établi en fonction du revenu et leur financement assuré en partie par les cotisations à l'assurance chômage, que tout salarié doit verser (article 1 de la loi sur l'assurance chômage), et en partie par diverses sources gouvernementales.
2. Postérieurement aux faits
22. Depuis 1992, après amendement du texte et changement de numérotation, les articles 33 paras. 3 et 4 et 34 paras. 3 et 4 sont libellés comme suit:
Article 33
"(...)
(3) Il y a situation d'urgence lorsque le chômeur est dans l'incapacité de pourvoir à ses besoins essentiels.
(4) L'allocation d'urgence ne peut être octroyée que si le chômeur la sollicite dans un délai de trois ans après l'épuisement de ses droits aux allocations de chômage ou de congé de maternité. Le délai est augmenté des périodes de repos au sens de l'article 16 par. 1 et des périodes d'activité indépendante, de travail salarié non couvert par l'assurance chômage ou de formation ayant occupé une partie prépondérante du temps du chômeur."
Article 34
"(...)
(3) Peuvent prétendre à l'allocation d'urgence dans les mêmes conditions que les chômeurs qui possèdent la nationalité autrichienne:
1. les réfugiés au sens de l'article 1 de la Convention relative au statut des réfugiés signée à Genève le 28 juillet 1951;
2. les apatrides au sens de l'article 1 de la Convention relative au statut des apatrides signée à New York le 28 septembre 1954;
3. les personnes qui sont nées sur le territoire actuel de la République d'Autriche et qui y ont depuis, de manière ininterrompue, leur domicile;
4. les personnes qui, de manière ininterrompue depuis le 1er janvier 1930, ont leur domicile sur le territoire actuel de la République d'Autriche;
5. les ressortissants étrangers, pour autant que cela soit prévu par des accords bilatéraux ou des traités internationaux;
6. les titulaires de certificats d'exonération ou les personnes assimilées, au sens du paragraphe 4;
7. les personnes déplacées qui sont en possession d'une pièce d'identité émise par une autorité autrichienne;
8. les personnes transférées du Tyrol du Sud et du Val Canale [Südtiroler- und Canaltaler-Umsiedler].
(4) Après épuisement des droits aux allocations de chômage ou de congé de maternité, sont admises au bénéfice de l'allocation d'urgence, pour une durée de cinquante-deux semaines, ou de l'allocation d'urgence spéciale, pour la durée prévue à l'article 39 par. 1:
1. les personnes qui, au moment de la demande d'allocation d'urgence, peuvent produire un certificat d'exonération valide, au sens de la loi sur l'emploi des étrangers, émis dans la version en vigueur à l'époque de sa délivrance;
2. les personnes qui ne possèdent pas la nationalité autrichienne mais qui, au moment de la demande d'allocation d'urgence, remplissent néanmoins les conditions pour un certificat d'exonération, et auxquelles on n'a pas délivré pareil certificat au seul motif que leur occupation ne relève pas de la loi sur l'emploi des étrangers."
B. Le droit procédural
1. Le recours devant la Cour constitutionnelle
23. Aux termes de l'article 144 par. 1 de la Constitution fédérale, la Cour constitutionnelle recherche, sur requête (Beschwerde), si un acte administratif (Bescheid) a porté atteinte à un droit garanti par la Constitution, ou a appliqué un règlement (Verordnung) contraire à la loi, une loi contraire à la Constitution ou un traité international incompatible avec le droit autrichien.
Le paragraphe 2 de l'article 144 prévoit:
"Jusqu'à l'audience, la Cour constitutionnelle peut, au moyen d'une décision [Beschluß], refuser l'examen d'un recours s'il ne présente pas suffisamment de chances de succès ou si l'on ne peut attendre de l'arrêt qu'il résolve une question de droit constitutionnel. La Cour ne peut refuser l'examen d'une affaire que l'article 133 soustrait à la compétence de la Cour administrative."
Le paragraphe 3 de l'article 144 est ainsi libellé:
"Si la Cour constitutionnelle estime que l'acte administratif attaqué n'a pas violé un droit au sens du paragraphe 1 et s'il ne s'agit pas d'une affaire que l'article 133 soustrait à la compétence de la Cour administrative, la Cour constitutionnelle, sur demande du requérant, doit renvoyer la requête à la Cour administrative afin que celle-ci dise si ledit acte a violé un autre droit du requérant."
2. Le recours devant la Cour administrative
24. Selon l'article 130 par. 1 de la Constitution fédérale, la Cour administrative connaît notamment des requêtes qui allèguent l'illégalité d'un acte administratif.
25. Aux termes de l'article 34 par. 1 de la loi sur la Cour administrative (Verwaltungsgerichtshofsgesetz):
"Les requêtes qui (...) eu égard à une incompétence manifeste de la Cour administrative, n'appellent pas de débats ou auxquelles on peut manifestement opposer l'exception de chose jugée ou une fin de non-recevoir, doivent être rejetées, sans autre procédure, par une décision prise en chambre du conseil."
26. L'article 41 par. 1 de la loi sur la Cour administrative est ainsi libellé:
"Dans la mesure où elle ne relève aucune illégalité résultant de l'incompétence de l'autorité défenderesse ou de violations de règles de procédure (article 42 par. 2, alinéas 2 et 3) (...), la Cour administrative examine la décision attaquée en se fondant sur les faits constatés par ladite autorité et sous l'angle des griefs soulevés (...). Si elle estime que des motifs, non encore révélés à l'une des parties, peuvent être déterminants pour statuer [sur l'un de ces griefs] (...), elle entend les parties à ce sujet et, au besoin, suspend la procédure."
27. L'article 42 par. 1 de la même loi prévoit que, sauf disposition contraire, la Cour administrative soit rejette la demande pour manque de fondement, soit annule la décision attaquée.
Aux termes du paragraphe 2 du même article:
"La Cour administrative annule la décision attaquée, si celle-ci est illégale
1. par son contenu, [ou]
2. en raison de l'incompétence de l'autorité défenderesse, [ou]
3. à cause d'un vice de procédure résultant:
a) de ce que l'autorité défenderesse a tenu pour établis des faits qui, sur un point essentiel, se trouvent démentis par le dossier, ou
b) de ce qu'il échet de les compléter sur un tel point, ou
c) de ce que l'autorité défenderesse a méconnu des règles de procédure dont le respect aurait pu l'amener à prendre une décision différente."
28. Si la Cour administrative annule la décision incriminée, "l'administration est tenue (...) en utilisant les moyens légaux à sa disposition, d'assurer sans délai, dans le cas d'espèce, la situation juridique correspondant à l'opinion [Rechtsanschauung] exprimée par la Cour administrative" (article 63 par. 1).
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
29. M. Gaygusuz a saisi la Commission le 17 mai 1990. Invoquant les articles 6 par. 1 et 8 de la Convention (art. 6-1, art. 8), ainsi que l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole n° 1 (art. 14+P1-1), il se plaignait d'une atteinte à son droit à un procès équitable, à son droit au respect de sa vie privée et à son droit de propriété.
30. La Commission a retenu la requête (n° 17371/90) le 11 janvier 1994. Dans son rapport du 11 janvier 1995, elle conclut qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 par. 1 de la Convention (art. 6-1) (douze voix contre une), qu'il y a eu violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole n° 1 (art. 14+P1-1) (unanimité) et qu'aucune question distincte ne se pose sous l'angle de l'article 8 de la Convention (art. 8) (unanimité). Le texte intégral de son avis et de l'opinion séparée dont il s'accompagne figure en annexe au présent arrêt[3]
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
31. Dans son mémoire, le gouvernement autrichien invite la Cour à dire
"1. que l'article 6 de la Convention (art. 6) ne s'applique pas à la présente espèce;
2. que l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention (P1-1) ne s'applique pas; ou, à titre subsidiaire,
3. que l'article 6 de la Convention (art. 6) n'a pas été enfreint dans la procédure litigieuse;
4. que l'article 1 du Protocole n° 1 à la Convention combiné avec l'article 14 de la Convention (art. 14+P1-1) n'a pas été violé".
32. De son côté, le requérant prie la Cour
"a) de constater que le refus par l'agence pour l'emploi de Linz (...) de lui accorder une allocation d'urgence conformément à la loi sur l'assurance chômage a porté atteinte à son droit (...) à un procès équitable dans une affaire civile (article 6 par. 1 de la Convention) (art. 6-1), au respect de sa vie privée et familiale (article 8 de la Convention) (art. 8) et à son droit de propriété et à un traitement non discriminatoire (article 1 du Protocole n° 1 combiné avec l'article 14 de la Convention) (art. 14+P1-1), et
b) de lui accorder une satisfaction équitable conformément à l'article 50 de la Convention (art. 50)".
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINE AVEC L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE N° 1 (art. 14+P1-1)
33. M. Gaygusuz se plaint du refus des autorités autrichiennes de lui attribuer l'allocation d'urgence au motif qu'il n'avait pas la nationalité autrichienne, l'une des conditions requises en vertu de l'article 33 par. 2 a) de la loi sur l'assurance chômage de 1977 (paragraphe 20 ci-dessus) pour bénéficier d'une allocation de ce type. Il se prétend victime d'une discrimination fondée sur l'origine nationale, contraire à l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole n° 1 (art. 14+P1-1), dispositions ainsi libellées:
Article 14 de la Convention (art. 14)
"La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur (...) l'origine nationale (...)"
Article 1 du Protocole n° 1 (P1-1)
"Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes (P1-1) ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes."
34. La Commission et le gouvernement turc souscrivent à cette thèse, que combat le gouvernement autrichien.
35. Il y a lieu de se prononcer d'abord sur l'applicabilité de ces deux articles combinés (art. 14+P1-1).
A. Applicabilité de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole n° 1 (art. 14+P1-1)
36. D'après la jurisprudence constante de la Cour, l'article 14 de la Convention (art. 14) complète les autres clauses normatives de la Convention et des Protocoles. Il n'a pas d'existence indépendante puisqu'il vaut uniquement pour "la jouissance des droits et libertés" qu'elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s'appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l'emprise de l'une au moins desdites clauses (voir notamment l'arrêt Karlheinz Schmidt c. Allemagne du 18 juillet 1994, série A n° 291-B, p. 32, par. 22).
37. Le requérant et le gouvernement turc concluent à l'applicabilité de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole n° 1 (art. 14+P1-1). Ils s'appuient sur le raisonnement de la Commission, d'après lequel l'attribution de l'allocation d'urgence est liée au versement de contributions à la caisse d'assurance chômage.
38. Le gouvernement autrichien, en revanche, estime que l'allocation d'urgence ne relève pas du champ d'application de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1). Son attribution ne résulterait pas automatiquement du versement de contributions à la caisse d'assurance chômage. Il s'agirait d'une aide d'urgence accordée par l'Etat aux personnes se trouvant dans le besoin. Partant, l'article 14 de la Convention (art. 14) ne trouverait pas non plus à s'appliquer.
39. La Cour relève qu'à l'époque des faits, l'allocation d'urgence était accordée aux personnes ayant épuisé leurs droits aux allocations de chômage et satisfaisant aux autres conditions légales énoncées à l'article 33 de la loi sur l'assurance chômage de 1977 (paragraphe 20 ci-dessus).
Le droit à l'attribution de cette prestation sociale est donc lié au paiement de contributions à la caisse d'assurance chômage, condition préalable au versement des allocations chômage (paragraphe 21 ci-dessus). Il s'ensuit que l'absence de paiement de ces contributions exclut tout droit à l'attribution de l'allocation d'urgence.
40. En l'espèce, nul ne prétend que le requérant n'avait pas satisfait à cette condition; le refus de lui accorder la prestation sociale en question reposait exclusivement sur le constat qu'il ne possédait pas la nationalité autrichienne et ne figurait pas parmi les personnes dispensées de remplir cette condition (paragraphes 11 et 13 ci-dessus).
41. La Cour estime que le droit à l'allocation d'urgence - dans la mesure où il est prévu par la législation applicable - est un droit patrimonial au sens de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1). Cette disposition (P1-1) s'applique par conséquent sans qu'il faille se fonder uniquement sur le lien qui existe entre l'attribution de l'allocation d'urgence et l'obligation de payer "des impôts ou autres contributions".
Le requérant ayant été exclu du bénéfice de l'allocation d'urgence en vertu d'une distinction relevant de l'article 14 (art. 14), à savoir sa nationalité, cette disposition (art. 14) est donc également applicable (voir notamment, mutatis mutandis, les arrêts Inze c. Autriche du 28 octobre 1987, série A n° 126, p. 18, par. 40, et Darby c. Suède du 23 octobre 1990, série A n° 187, p. 12, par. 30).
B. Observation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole n° 1 (art. 14+P1-1)
42. Selon la jurisprudence de la Cour, une distinction est discriminatoire au sens de l'article 14 (art. 14), si elle "manque de justification objective et raisonnable", c'est-à-dire si elle ne poursuit pas un "but légitime" ou s'il n'y a pas de "rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé". Par ailleurs, les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d'autres égards analogues justifient des distinctions de traitement. Toutefois, seules des considérations très fortes peuvent amener la Cour à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement exclusivement fondée sur la nationalité.
43. D'après le requérant, la distinction opérée entre Autrichiens et étrangers en vertu de l'article 33 par. 2 a) de la loi sur l'assurance chômage de 1977 pour l'attribution de l'allocation d'urgence ne repose sur aucune justification objective et raisonnable. En effet, il aurait versé des contributions à la caisse d'assurance chômage sur la même base que les salariés autrichiens.
44. Le gouvernement turc et la Commission souscrivent en substance à la thèse du requérant.
45. Quant au gouvernement autrichien, il soutient que la disposition légale en question n'est pas discriminatoire. La distinction de traitement reposerait sur l'idée que l'Etat a une responsabilité particulière envers ses propres ressortissants, qu'il doit les prendre en charge et subvenir à leurs besoins essentiels. Par ailleurs, les articles 33 et 34 de la loi sur l'assurance chômage prévoiraient certaines exceptions à la condition de nationalité. Enfin, à l'époque des faits, l'Autriche n'aurait été tenue par aucune obligation contractuelle de verser l'allocation d'urgence à des ressortissants turcs.
46. La Cour constate d'abord que M. Gaygusuz a légalement séjourné en Autriche et y a travaillé pendant certaines périodes (paragraphe 10 ci-dessus), en payant des contributions à la caisse d'assurance chômage au même titre et sur la même base que les ressortissants autrichiens.
47. Elle rappelle que le refus des autorités de lui accorder l'allocation d'urgence reposait exclusivement sur le constat qu'il ne possédait pas la nationalité autrichienne, comme le prévoit l'article 33 par. 2 a) de la loi sur l'assurance chômage de 1977 (paragraphe 20 ci-dessus).
48. Par ailleurs, il n'a pas été allégué que le requérant ne remplissait pas les autres conditions légales pour l'attribution de la prestation sociale en question; il se trouvait donc dans une situation analogue à celle des ressortissants autrichiens quant à son droit à l'obtention de cette prestation.
49. Certes, les articles 33 et 34 de la loi sur l'assurance chômage de 1977 (paragraphe 20 ci-dessus) prévoient quelques exceptions à la condition de nationalité, mais l'intéressé ne relevait pas de celles-ci.
50. Dès lors, les arguments avancés par le gouvernement autrichien ne sauraient convaincre la Cour. Elle estime, avec la Commission, que la différence de traitement entre Autrichiens et étrangers quant à l'attribution de l'allocation d'urgence, dont a été victime M. Gaygusuz, ne repose sur aucune "justification objective et raisonnable".
51. Même si, à l'époque des faits, l'Autriche n'était pas liée par des accords de réciprocité avec la Turquie, elle s'est engagée, en ratifiant la Convention, à reconnaître "à toute personne relevant de [sa] juridiction" les droits et libertés définis au titre I de la Convention.
52. Partant, il y a eu méconnaissance de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole n° 1 (art. 14+P1-1).
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 6 PAR. 1 DE LA CONVENTION (art. 6-1)
53. M. Gaygusuz se plaint en outre de n'avoir pas eu accès à un tribunal doté de la plénitude de juridiction et de n'avoir pas bénéficié d'un procès équitable. Il invoque l'article 6 par. 1 de la Convention (art. 6-1), ainsi libellé:
"Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...)"
54. Le gouvernement autrichien et la Commission contestent cette thèse. Le gouvernement turc ne se prononce pas sur la question.
55. La Cour ayant conclu à la méconnaissance de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole n° 1 (art. 14+P1-1), elle n'estime pas nécessaire d'examiner l'affaire sous l'angle de l'article 6 par. 1 (art. 6-1).
III. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION (art. 8)
56. M. Gaygusuz se plaint également d'une atteinte à sa vie familiale, contraire à l'article 8 de la Convention (art. 8) ainsi rédigé:
"1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui."
57. Eu égard à la conclusion figurant au paragraphe 52 ci-dessus, la Cour estime, avec la Commission, qu'aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l'article 8 de la Convention (art. 8).
IV. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 50 DE LA CONVENTION (art. 50)
58. Aux termes de l'article 50 de la Convention (art. 50),
"Si la décision de la Cour déclare qu'une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d'une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s'il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable."
A. Dommage matériel
59. Pour préjudice matériel, M. Gaygusuz réclame une somme de 800 000 schillings autrichiens (ATS), correspondant au montant des allocations d'urgence dont il a été privé de 1987 à 1993.
60. D'après le gouvernement turc, le requérant doit recouvrer la totalité des sommes réclamées, son départ d'Autriche résultant justement du refus de l'attribution de l'allocation d'urgence par les autorités de ce pays.
61. Le gouvernement autrichien soutient que cette demande de réparation repose sur une pure hypothèse. L'intéressé ayant quitté l'Autriche en 1987, il était impossible de savoir s'il aurait été au chômage pendant cette période et s'il aurait rempli les autres conditions pour l'attribution de la prestation sociale en question.
62. Le délégué de la Commission estime que le requérant a subi un préjudice pécuniaire résultant de la violation constatée, et laisse à la Cour le soin d'en évaluer le montant.
63. La Cour relève que le requérant a sollicité l'attribution de l'allocation d'urgence le 6 juillet 1987 et qu'il a quitté l'Autriche en septembre 1987 (paragraphes 9-10 ci-dessus). Sans vouloir spéculer sur la situation de l'intéressé après cette date, la Cour doit néanmoins tenir compte du fait que son départ d'Autriche était dû à l'absence d'attribution de l'allocation d'urgence, laquelle se serait montée à 235 ATS par jour. Statuant en équité, elle lui accorde la somme de 200 000 ATS.
B. Dommage moral
64. D'après le gouvernement turc, le requérant devrait bénéficier d'une satisfaction morale substantielle.
65. Le requérant n'ayant pas formulé de demande en ce sens, la Cour, avec la Commission et le gouvernement autrichien, estime ne pas devoir se prononcer sur la question.
C. Frais et dépens
66. Le requérant réclame en outre 123 415,40 ATS à titre de frais et dépens, dont 31 818,67 ATS pour ceux supportés devant les juridictions nationales et 91 596,73 ATS pour ceux engagés devant les organes de la Convention.
67. D'après le gouvernement turc, l'intéressé devrait obtenir le remboursement intégral des frais et dépens encourus.
68. Le gouvernement autrichien soutient que seuls les frais et dépens relatifs au recours devant la Cour constitutionnelle pouvaient entrer en ligne de compte. Pour ceux engagés devant les organes de la Convention, il estime approprié un montant de 80 000 ATS.
69. Quant au délégué de la Commission, il ne se prononce pas.
70. Statuant en équité sur la base des éléments en sa possession et de sa propre jurisprudence en la matière, la Cour accorde à M. Gaygusuz 100 000 ATS.
D. Intérêts moratoires
71. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux légal applicable en Autriche à la date d'adoption du présent arrêt est de 4 % l'an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, à l'unanimité, que l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole n° 1 (art. 14+P1-1) s'applique en l'espèce;
2. Dit, à l'unanimité, que l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole n° 1 (art. 14+P1-1) a été violé;
3. Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas lieu d'examiner l'affaire sous l'angle de l'article 6 par. 1 de la Convention (art. 6-1);
4. Dit, à l'unanimité, qu'aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l'article 8 de la Convention (art. 8);
5. Dit, par huit voix contre une, que l'Etat défendeur doit verser, dans les trois mois, 200 000 (deux cent mille) schillings autrichiens au requérant en réparation du préjudice matériel;
6. Dit, à l'unanimité, que l'Etat défendeur doit verser, dans les trois mois, 100 000 (cent mille) schillings autrichiens au requérant pour frais et dépens;
7. Dit, à l'unanimité, que ces montants seront à majorer d'un intérêt non capitalisable de 4 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement;
8. Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 16 septembre 1996.
Signé: Rolv RYSSDAL Président
Signé: Herbert PETZOLD Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 de la Convention (art. 51-2) et 55 par. 2 du règlement B, l'exposé de l'opinion partiellement dissidente de M. Matscher.
Paraphé: R. R.
Paraphé: H. P.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE MATSCHER
Je n'ai pas l'habitude d'exprimer des opinions dissidentes en ce qui concerne les décisions de la Cour au sujet de l'article 50 (art. 50), vu que les sommes que la Cour, à ce titre, alloue en équité, peuvent toujours être controversées. Si je le fais dans la présente affaire, c'est parce que la décision de la Cour, qui octroie au requérant une somme de 200 000 ATS, pour dommage matériel, est clairement insoutenable.
Dans le cas où la Cour constate une violation de la Convention, et où de cette violation découlent des dommages matériels pour l'intéressé, l'article 50 (art. 50) lui attribue la faculté d'accorder une satisfaction équitable. Bien qu'il ne soit presque jamais possible d'évaluer avec précision le montant de ces dommages - ce qui, d'ailleurs, n'entre pas dans les attributions de la Cour -, la somme accordée à titre de dommage matériel ne doit jamais dépasser le montant du dommage que l'individu peut réellement avoir souffert.
Dans la présente affaire, la Cour a constaté une violation de l'article 14 combiné avec l'article 1er du Protocole n° 1 (art. 14+P1-1) (ce à quoi je souscris entièrement) du fait que le requérant, à cause de sa nationalité, n'a pas bénéficié de l'allocation d'urgence conformément à la loi en vigueur. Or cette allocation d'urgence - et l'expression l'implique clairement - n'est pas une pension à vie, mais une mesure d'ordre social provisoire pour la période où l'intéressé est disposé à travailler, mais se trouve au chômage sans pouvoir bénéficier (encore) d'une pension d'invalidité ou de vieillesse.
Il résulte de la constatation d'une violation de la Convention que le requérant a droit à ce que le dommage matériel qu'il a pu avoir souffert soit réparé équitablement au sens de l'article 50 de la Convention (art. 50).
D'après la loi en vigueur à l'époque, l'allocation d'urgence était (avec des majorations variables) d'environ 255 ATS par jour. Il résulte du dossier que suivant tous les calculs possibles - et en acceptant les hypothèses les plus avantageuses (bien que peu réalistes) pour le requérant -, le montant maximum des sommes qu'il aurait pu toucher à titre d'allocation d'urgence était d'un total d'environ 80 000 ATS. Or, la somme de 200 000 ATS que la Cour lui a allouée, dépasse au moins le double du montant du dommage matériel qu'il aurait pu avoir souffert, ce qui est manifestement contraire à tous les principes de la compensation d'un dommage matériel, à moins qu'on ne se prononce en faveur de l'allocation de punitive damages du droit américain, ce que le droit européen décline à juste titre.
Le calcul présenté et les demandes de compensation avancés par l'avocat du requérant et par le gouvernement turc sont tellement fantaisistes qu'il est superflu de prendre position à leur sujet.
Le fond de toute l'affaire est un cas typique d'abus de l'Etat social, une tendance très répandue dans toutes nos sociétés et - je tiens à le souligner - nullement limitée aux travailleurs étrangers.
Il est regrettable que la Cour, en accordant des montants de compensation démesurés, prête la main à ces tendances.
[1] L'affaire porte le n° 39/1995/545/631. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
[2] Le règlement B, entré en vigueur le 2 octobre 1994, s'applique à toutes les affaires concernant les Etats liés par le Protocole n° 9 (P9)
[3] Pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions 1996-IV), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.