Le constructeur de luges sri-lankais
Kavithas Jeyebalan a fui le Sri Lanka il y a plus de trente ans avant d’arriver aux Grisons. Il y a non seulement ouvert une menuiserie dont le carnet de commandes ne désemplit pas, mais il est aussi le dernier artisan qui maîtrise encore la technique traditionnelle de construction de luges en bois de la vallée de Schanfigg.
La tradition était à deux doigts de se perdre. Il y a 20 ans, lorsque le dernier menuisier grison maîtrisant l’art – vieux de 150 ans – de la construction de luges en bois typiques de la vallée de Schanfigg décide de prendre sa retraite, son jeune employé se décide cependant à perpétuer son héritage. L’employé en question n’était autre que Kavithas Jeyebalan, un Tamoul ayant fui le Sri Lanka en 1984. Il a à peine 20 ans lorsqu’il monte dans un avion depuis Colombo, la capitale sri-lankaise, à destination de la Suisse. A cette époque, les séparatistes tamils luttent pour leur indépendance et la guerre civile, qui durera jusqu’en 2009, vient tout juste de commencer. Son frère vit alors déjà depuis trois ans dans les Grisons, et l’aide à s’installer en Suisse.
«Dès que j’ai eu assez d’argent pour me payer un billet, j’ai pris le train pour Arosa. Là-bas, j’ai tout de suite été frappé par le paysage grandiose, avec ses forêts d’un vert intense et ses gorges escarpées.»
Kavithas Jeyebalan s’est installé aux Grisons il y a plus de trente ans pour ne plus jamais en repartir.
Les débuts sont toutefois difficiles pour Kavithas – que tout le monde appelle aujourd’hui Kavi: il ne comprend pas la langue, doit s’accoutumer aux hivers rigoureux et ne sait par ailleurs pas très bien quoi faire de ses journées au centre pour demandeurs d’asile de Coire. Son frère, en revanche, a déjà son propre appartement et une place de travail stable dans une fabrique de fenêtres. «Je voyais souvent passer les trains rouges de la compagnie des Chemins de fer rhétiques et je voulais absolument découvrir où ils allaient. Dès que j’ai eu assez d’argent pour me payer un billet, j’ai pris le train pour Arosa. Là-bas, j’ai tout de suite été frappé par le paysage grandiose, avec ses forêts d’un vert intense et ses gorges escarpées.»
Il commence à effectuer ce trajet de plus en plus souvent. Un jour, il se présente finalement à la menuiserie d’Arosa et demande tout simplement s’il serait possible d’y travailler. Son père lui avait déjà transmis le goût du travail du bois au Sri Lanka, car il y possédait un atelier de tourneur. Après un temps d’essai, il obtient lui aussi une place de travail fixe et s’installe à Arosa. «Cela s’est rapidement imposé comme une évidence à mes yeux: j’allais reconstruire ma vie ici», se souvient Kavi. Un choix renforcé par la rencontre avec Vreni, une autochtone qui deviendra sa femme, à la fin des années huitante. Ils construisent leur maison à Peist, non loin d’Arosa, et font ensemble cinq enfants: quatre garçons et une fille.
Au cours des années nonante, Kavi ouvre sa propre menuiserie, où il affine sa technique de construction des luges en bois. Son entreprise compte aujourd’hui dix employés. Chaque année, il construit une cinquantaine de ces fameuses luges en bois, qui sont assemblées sans clous ni fiches de métal. Ce travail de niche a apporté à son entreprise une belle renommée au-delà de la vallée. Aujourd’hui, Kavi gagne cependant surtout sa vie grâce à l’aménagement et la rénovation d’intérieurs de chalets. Au printemps et en automne, lorsque la station se vide, la haute saison débute pour sa menuiserie. Il augmente alors ses effectifs en embauchant quelques travailleurs temporaires. Benjamin, lui, travaille depuis quatorze ans pour Kavi. Il admire plus que tout l’exigence de qualité qui caractérise son chef: «Il peut être très dur avec ses apprentis et est très strict sur la discipline et la ponctualité. Mais au final, Kavi est aussi très généreux: il nous invite souvent à manger chez lui, dans sa maison qui jouxte l’entreprise.»
Kavi est bien connu dans la région: qu’il soit en voiture ou en train de boire une bière au bistrot du coin, il est salué de toute part. Il est membre de l’association des costumes, parle le dialecte grisonnais et soutient des équipes sportives, des groupes de théâtre ou encore les chemins de fers de montagne à hauteur de plusieurs dizaines de milliers de francs chaque année par le biais de sa menuiserie. «Je n’ai jamais souffert de préjugés ici. Les Suisses acceptent tous ceux qui s’investissent et qui veulent faire quelque chose de leur vie», conclut-il.
«Je n’ai jamais souffert de préjugés ici. Les Suisses acceptent tous ceux qui s’investissent et qui veulent faire quelque chose de leur vie.»
Kavi s’est pleinement intégré dans la région, et soutient tant des initiatives locales que des projets lancés par ses proches restés au pays.
Bien qu’il ait depuis longtemps la nationalité suisse, il n’a jamais complètement perdu le lien avec son pays d’origine. Ses cinq enfants ont ainsi tous un double nom, tamil et suisse. L’année dernière, il est rentré au Sri Lanka pour la première fois. Il a six frères et sœurs, dont quatre vivent encore là-bas. Pendant toutes ces années, il n’a eu avec eux, ainsi qu’avec deux de ses sœurs qui vivent en Inde, que des contacts téléphoniques. Il a toutefois souvent pu les soutenir financièrement, comme lorsque l’un de ses frères s’est lancé dans l’agriculture au Sri Lanka. «Ce retour au pays a été très émouvant, après plus de trente années d’absence. J’espère que mes enfants feront le voyage un jour eux aussi, afin de mieux connaître leurs racines.»
Kavi emploie d’ailleurs régulièrement d’autres réfugiés sri-lankais – actuellement au nombre de deux au sein de sa petite équipe. «Je leur viens volontiers en aide, car ils ont souvent des dettes élevées, qu’ils ont contractées pendant leur fuite», résume-t-il. Il les encourage aussi à faire tout leur possible pour s’intégrer dans le tissu local, et ne leur parle par exemple tamil qu’en dernier recours.
Kavi les encourage aussi constamment à participer à la vie de la commune et à entrer en contact avec les gens du coin, afin de forger de nouvelles racines et de rapidement trouver leur place dans cette nouvelle société – comme il y est lui-même arrivé, en véritable autodidacte et talentueux «self-made man», en l’espace de quelques décennies.
Partager sur Facebook Partager sur Twitter