Une campagne pour réduire le nombre de suicides liés à la guerre au Soudan du Sud

Selon les experts, les conséquences néfastes du conflit au Soudan du Sud sur la santé mentale de la population sont alarmantes.

Nyakor, âgée de 28 ans, est encore hantée par les atrocités dont elle a été témoin avant de fuir Djouba, au Soudan du Sud.
© HCR / Will Swanson

James se souvient de chaque détail de sa fuite. Il faisait nuit, l’obscurité était totale. Il poussait son vélo chargé des affaires de la famille.


Sa femme, qui tenait leurs trois jeunes enfants, marchait à ses côtés. C'était au début de l’année 2014 et les combats faisaient rage depuis plusieurs jours dans la ville de garnison de Malakal, la deuxième plus grande ville du Soudan du Sud.

Des soldats ivres ont attaqué les hommes, les femmes et les enfants. Des maisons ont été saccagées. Des femmes ont été violées. Les corps restaient tels quels jonchés sur le sol, là où ils étaient tombés.

Quatre ans plus tard, James - qui a aujourd’hui 32 ans – ressent encore et toujours cette peur.

« Nous avons passé deux jours sans eau. »

Il a pris la fuite en direction du site de protection des civils géré par les Nations Unies (POC), à quelques kilomètres de Malakal, où il a reçu des rations alimentaires et une bâche en plastique.

« Nous avons passé deux jours sans eau », se rappelle James. « Les enfants ont pleuré. Il faisait très chaud. Je ne savais pas comment aider ma famille. »

Le site de protection de Malakal, établi en décembre 2013, accueille 24 000 civils dans ce qui forme une ville surpeuplée d’abris faits de bâches et de tôles ondulées, sans un arbre à proximité.

Les températures peuvent grimper jusqu’à 43 degrés Celsius. Les rues sont faites de terre compacte, de couleur beige, qui se transforme en marées de boue au moment de la saison des pluies. Le site de protection est entouré de hauts remblais de terre et de barbelés.

James souffrait de troubles de l'anxiété après avoir fui Malakal avec son épouse et ses trois enfants.

James souffrait de troubles de l'anxiété après avoir fui Malakal avec son épouse et ses trois enfants.   © HCR / Will Swanson

Les Casques bleus des Nations Unies gardent et surveillent le camp. Pour beaucoup, ce lieu est un refuge mais aussi une prison volontaire. Debout sur le talus, James peut observer sa ville natale sur la rive Est du Nil blanc.

Depuis 2014, Malakal a été envahie au moins 12 fois par des armées ennemies. S'il y retourne, James sait qu'il risque d'être arrêté, enrôlé ou tué.

Durant les mois qui ont suivi son arrivée sur le site, James a souffert de troubles de l'anxiété. Comme beaucoup de Soudanais du Sud, sa famille a été séparée par la guerre civile. Il ne parvient plus à joindre une sœur à Djouba ; trois de ses frères ont rejoint l’armée et un autre a été arrêté. Coincé sur le site de protection, il ne pouvait pas trouver du travail.

« Ma mère a commencé à boire de plus en plus souvent, et elle me demandait sans cesse de l'argent », dit-il. « Mais je ne pouvais même pas nourrir ma famille. Je me suis disputé avec ma femme. Elle n’était pas heureuse. Elle est partie. »

« J'ai commencé à m’en vouloir et j'ai bu. J'ai été arrêté pour une bagarre, puis j’ai été frappé et mis en prison. J'étais tellement seul. C’est là que j’ai voulu me tuer. »

« J’étais tellement seul. »

Dans son abri d’une pièce, James, qui avait beaucoup bu ce jour-là, a tenté de se suicider. Il a été secouru par un ami qui s’est inquiété de son état de santé mentale et qui a ensuite vécu avec lui pendant un mois. Un autre ami lui a prêté de l'argent pour démarrer une petite entreprise de menuiserie. Il a arrêté de boire et s'est réconcilié avec sa femme.

La tentative de suicide de James illustre une crise plus large, que l’on constate à la fois sur le site de protection de Malakal mais aussi dans l’ensemble du pays. Les spécialistes en santé mentale estiment que les conséquences néfastes du conflit au Soudan du Sud sur la santé mentale des civils sont alarmantes.

Toutefois, avec 2 millions de personnes ayant fui vers les pays voisins et 1,9 million de déplacés à l'intérieur du pays ; il n’y a pas de données officielles fiables sur ce sujet. De leur côté, les Casques bleus des Nations Unies abritent plus de 202 000 personnes dans six centres de protection.

En 2016, l'ONU et ses partenaires humanitaires ont commencé à récolter des données sur le site de protection de Malakal et ont identifié quatre cas de suicide. En 2017, 31 tentatives de suicide ont été recensées, dont beaucoup ont eu lieu en décembre, autour de la période de Noël.

Quinze femmes et 16 hommes ont tenté de mettre fin à leur vie ; et la plupart étaient âgés d’une vingtaine d’années. Jusqu'à présent, en 2018, il y a eu 23 tentatives de suicide mais, en mai dernier, un homme de 40 ans a mis fin à ses jours. La clinique du site de protection compte deux psychiatres.

« Le suicide n'est que la partie visible de l'iceberg. »

« Le suicide n'est que la partie visible de l'iceberg », explique Dmytro Nersisian, un psychologue de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM). « C’est une manière de gérer leur stress et leurs souffrances. C’est une détresse psychologique cumulative. »

Les horreurs de la guerre civile ne sont qu’un des nombreux facteurs qui alimentent cette situation. Beaucoup de gens se sentent déracinés et luttent pour retrouver l’identité qu’ils ont perdue ; tout cela est encore amplifié par la dépression et les troubles de l'anxiété. Les hommes ne peuvent pas subvenir aux besoins de leurs familles. L'enfance est brisée tôt et l'avenir est rempli d’incertitudes. L'alcool de fabrication artisanale est facilement disponible, ce qui amène aussi de la violence et des violences domestiques.

Le HCR et ses partenaires humanitaires élaborent un plan d'action commun pour prévenir les suicides, en identifiant les personnes à risques et en mettant en place des systèmes d'orientation. Il est prouvé que la protection physique ne suffit pas et qu'il faut aussi créer des moyens de subsistance.

« Les gens devraient aussi pouvoir vivre dans la dignité », ajoute Koen Sevenants, un autre psychologue. « Mais la santé mentale n’est pas quelque chose que vous mettez en place et qui est opérationnel du jour au lendemain. Restaurer la dignité prendra du temps. »

Une campagne de sensibilisation intitulée « Opération Espoir » met l’accent sur la manière dont les gens peuvent changer leur façon de vivre et de voir leur vie. La radio Nile FM diffuse un mélange de pop arabe et de rythmes congolais qui sont entrecoupés de messages positifs de sensibilisation. Les compétitions de football et les spectacles de danse traditionnelle sont utilisés pour mieux faire connaître des moyens de gérer et faire face aux difficultés. L'objectif est de soutenir les jeunes et de leur permettre d’acquérir de plus grandes capacités de résilience.

Quatre ans après sa tentative de suicide, James explique comment développer des techniques de survie au quotidien. Il est devenu l’un des responsables de son église et l’acteur principal d’une troupe de théâtre en plein air, qui se produit chaque semaine, et dans laquelle il interprète un homme sans emploi, endetté et marié à une femme en colère. Un ami l'aide à trouver du travail. Après le spectacle, les acteurs vont trouver le public et interrogent les gens pour savoir ce qu’ils ont appris.

« Le message est d'être patient », dit James. « La patience est la clé qui permet de résoudre tous les problèmes. Mais il ne faut pas tenter de résoudre nos problèmes tout seul. Partageons-les toujours avec les membres de la communauté ! », dit-il.