Par Fiona Irvine-Goulet
Imaginez que vous venez d’arriver dans un pays étranger ayant tout en laissé derrière vous. Vous en savez peu sur ce nouveau pays, outre que vous parlez la langue bien qu’elle ne soit pas la vôtre. Vous êtes éduqué, ambitieux, mais sans famille ni amis pour vous guider. Et vous avez besoin d’un emploi—très rapidement.
C’est exactement le dilemme qu’a vécu Bahjat Joubi, un réfugié syrien âgé de 29 ans, après son arrivée à Montréal un jour de gel en février 2016. Il a fait ce que n’importe qui de la génération Y aurait fait : il a lancé la recherche sur Google « Comment trouver un emploi au Canada ? ». Étonnamment, affirme Joubi, « tous les liens que j’ai visités indiquaient que pour trouver un bon emploi, il fallait commencer par faire du bénévolat ».
C’est ainsi que Joubi et son ami d’enfance, Adel Sakkal, 29 ans, également réfugié et aujourd’hui son partenaire en affaires, ont commencé à faire du bénévolat auprès de la TCRI (Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes). La TCRI est un regroupement d’organisations dont la mission est de venir en aide aux personnes réfugiées et immigrantes du Québec. Les deux traduisaient des documents de l’arabe vers le français et l’anglais pour les demandeurs d’asile qui espéraient venir au Canada ; Joubi accompagnait aussi un représentant de la TCRI lors de ses présentations à des Montréalais sur la façon dont ils pouvaient parrainer des réfugiés syriens. « Il m’acceptait moi comme une personne, un être humain, » a déclaré Joubi. « C’est ce qui m’a motivé à devenir bénévole. »
« Nous avons visité des écoles et des universités, et j’ai pu dire aux Canadiens : “Ne ne me jugez pas, s’il vous plait, uniquement parce que je suis un réfugié. Je parle anglais. Je parle français. Je vais à l’église. Je vis ma vie. Je suis juste comme vous et je mérite d’avoir les mêmes possibilités que n’importe qui ; je ne demande pas plus que les autres” ».
SmYd est bien plus qu’une entreprise
Joubi a une maîtrise en gestion de l’Université Leeds, au Royaume-Uni, et possédait un petit hôtel avec son père dans sa ville natale d’Alep, en Syrie. Maintenant, il travaille comme superviseur du service à la clientèle pour une grande chaîne de magasins.
Sakkal, quant à lui, est arrivé au Canada en décembre 2015 ; il a un baccalauréat en science de l’alimentation de l’Université d’Alep et était copropriétaire d’un café à Alep. Présentement, il travaille pour une grande chaîne de cafés à Montréal.
Même s’ils adorent tous les deux leur travail, il reste que leur passion demeure dans le rêve qu’ils chérissent de créer une entreprise prospère qui s’inspirera de leurs racines syriennes et de l’accueil chaleureux qu’ils ont reçu au Canada.
Alors, ils ont confectionné SmYd (qui se prononce Smed, avec un « S » et un « Y » majuscules pour représenter la Syrie), une pâtisserie torsadée recouverte d’un glaçage sucré, moelleuse à l’intérieur et croquante à l’extérieur. C’est une pâtisserie frite qui se mange chaude et qui est à base de mshabak, une friandise traditionnelle de la Syrie.
« Elle correspond au climat. Elle correspond à la culture. Elle correspond au pays », déclare Joubi. Le plus important c’est que SmYd n’a pas été conçu pour être un simple dessert tendance (souvenez-vous de cronut), attendant de se faire remplacer dans la gamme des produits sucrés par la prochaine gâterie à la mode.
« SmYd est bien plus qu’une entreprise, c’est notre message », explique Joubi. « SmYd sera présenté comme une histoire de paix, d’amour, d’espoir et de grands rêves. »
Joubi et Sakkal estiment qu’ils sont tous deux chanceux d’avoir eu la possibilité de venir au Canada ; ils voulaient, par conséquent, donner en retour en jumelant deux cultures dans un délice. « Lorsque nous sommes arrivés ici, nous avons vraiment senti que nous étions chez nous, et c’est ce qui nous a poussé à faire quelque chose. Il n’y avait aucun jugement ni sur nous ni sur l’endroit d’où nous venions », ajoute-t-il.
Joubi et Sakkal ont passé presque une année à essayer des recettes pour mettre au point SmYd—bien sûr, la formation de Sakkal en ingénierie alimentaire et la présence de plusieurs heureux volontaires leur ont été d’une grande aide. Le Centre de réfugiés à Montréal a aussi financé les ingrédients, les tests et fourni un soutien pour la commercialisation. Aujourd’hui, la ville d’où ils viennent et où ils ont tous les deux été à l’école est méconnaissable. « Quand j’ai quitté Alep en 2014, c’était l’enfer, » avance Sakkal. Chaque jour, quand je sortais de chez moi et que je disais au revoir à ma mère et à ma sœur, je me demandais toujours si j’allais revenir. » La maison de Sakkal a été bombardée à deux reprises et il a été forcé de fermer son café à cause de la guerre syrienne qui entame maintenant sa huitième année. Sakkal et Joubi ont passé des années au Liban et les choses n’étaient pas faciles ; les emplois étaient rares, le salaire très bas et il y avait peu d’opportunités pour de jeunes hommes comme eux, bourrés d’ambitions et de rêves.
« Nous avons tellement plus d’opportunités ici »
L’an dernier, nos deux jeunes entrepreneurs ont fièrement servi des plateaux de SmYd à l’occasion de la visite du Haut Commissaire des Nations Unies pour les Réfugiés, Filippo Grandi, au Centre de réfugiés. Raconter leur histoire au chef du HCR et rencontrer le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, Ahmed Hussen, ainsi que le maire de Montréal de l’époque, Denis Coderre, les ont encore plus motivés. Une fois que leur entreprise sera lancée et que les affaires marcheront bien, Joubi et Sakkal se sont engagés à verser une partie des bénéfices à un organisme de bienfaisance canadien.
Les deux aimeraient aussi avoir un camion-restaurant ou ouvrir leur propre restaurant ; au menu, des cafés de spécialité et une soupe douce. Ils adoreraient développer plus tard une franchise.
Ils savent toutefois que tout cela demande des fonds, un sens des affaires et de longues heures de travail acharné.
Ils restent toutefois catégoriques : le plus important pour eux c’est qu’on leur a offert une nouvelle vie, une vie où ils peuvent bâtir leur propre avenir. « Je me souviendrai toujours du jour quand nous avons débarqué à l’aéroport et que des gens, de parfaits inconnus, étaient là à nous attendre », affirme Joubi. « Et je les ai entendus nous dire “Welcome, Bienvenue”. Il y a tellement plus d’opportunités qui s’offrent à nous ici, et nous avons en même temps la sérénité et l’amour de la plupart des Canadiens. »