« Le défi est de sortir d’une réponse basée sur une expertise humanitaire individuelle pour arriver à une réponse reposant sur l’intelligence collective »


Dans la région de Diffa, la production de connaissance reste l’apanage des humanitaires. En dépit de leur importance, ces connaissances restent trop réduites répondant automatiquement à des besoins opérationnels spécifiques et sectoriels. Pour l’UNHCR au Niger, le besoin d’analyse qualitative se pose avec d’autant plus d’acuité pour accompagner les alternatives aux camps de déplacés. Etoffer la grille d’analyse pour en aval développer des interventions suffisamment informées des contextes locaux est incontournable. Il faut donc se « frotter » aux socio-anthropologues. Au Niger, il existe une structure de référence en socio-anthropologique, le LASDEL. Un luxe. Au cours du premier semestre 2017, l’UNHCR a commandité au LASDEL une recherche autour de l’accueil, des solidarités et des reconfigurations économiques en contexte d’insécurité et d’aide humanitaire. Apres deux ateliers de restitution à Niamey et Diffa, Jean Francois Caremel qui a piloté cette recherche répond, sans détour, à nos questions.

A travers le titre que l’on donne à une recherche on souhaite généralement transmettre un élément clés de l’analyse ? Pourquoi ce titre « in Gudun Higira, les gens de l’hégire » ?

Donner ce titre c’est une manière de poser la question : Qu’est ce qui est perdu et gagné en termes de sens lorsque l’on lit la crise à travers le triptyque « déplacé-retourné-réfugié » plutôt qu’à travers les catégories locales ? En s’appelant « in Gudun Higira » les populations font référence à la fuite de Mahomet de la Mecque pour Médine en raison de l’oppression dont son peuple était victime. Etre « in Gudun Higira » définit donc tout à la fois un mouvement et un motif, une fuite face à une menace qui repose sur une oppression religieuse, ici le Boko Haram, une communauté de destin et un régime de solidarité fondé sur l’aide aux plus démunis, la Zakat. Un autre élément intéressant de la désignation, « in Gudun Higira » est qu’elle ne fait pas la distinction entre les populations fuyant Boko Haram et celles déplacées par les mesures de l’Etat d’Urgence par exemple.


Le premier objectif de ce titre était de souligner l’univers de sens social et religieux que recouvre « en Gudun Higira » et les décalages qu’il y a avec les catégories « refugiés-retournés-déplacés » de l’aide qui sont essentiellement opératoires et qui reposent plutôt sur des lectures et des cadres juridiques.

Il y a un deuxième objectif à ce titre. Il vise aussi à insister sur l’importance de la notion de « personne » que l’on retrouve dans « in Gudun Higira » et qui a largement disparu dans les discours courants des acteurs de l’aide sur les « refugiés-retournés-déplacés ». Cette disparition de l’individu dans les manières de désigner les populations qui sont l’objet d’interventions d’aide contribue à réduire les personnes à de simples « bénéficiaires », largement passifs, ce qu’ils ne sont pas…

Ce titre renvoie finalement à une idée clef du rapport qui est aussi une proposition pour améliorer le fonctionnement de l’aide : repartir des catégories locales pour penser les contextes et pour organiser l’aide plutôt que de lire et d’intervenir sur des enjeux locaux, toujours spécifiques, à travers des catégories globales.

Vous proposez une analyse de la crise de Diffa « par le bas » c’est-à-dire a travers le regard des populations. En quoi l’analyse que font les populations est-elle différente de celle des humanitaires ?

Votre question est symptomatique… (sourire) Cette recherche ne propose pas seulement de lire la crise de Diffa à partir du point de vue des « populations ». L’analyse que nous avons commencé à déployer avec ce financement du HCR, et que nous continuons à développer dans d’autres recherches, vise plutôt une analyse qui s’intéresse de manière compréhensive aussi bien aux perceptions et stratégies des populations, en gudun higira et hôtes, qu’à celles des acteurs de l’aide sur le terrain, des pouvoirs publiques, des forces de défenses (que nous n’avons pas pu interroger dans cette étude) … C’est en comprenant la manière dont leurs lectures et stratégies s’agencent que nous pourrons décrypter les dynamiques du contexte et de l’aide et comprendre comment celle-ci ne constitue pas seulement une action ponctuelle mais aussi une politique publique en train de se faire.

Parmi les multiples décalages qui existent entre le regard de populations et celui des acteurs de l’aide sur le contexte de Diffa, on peut en retenir 3 principaux. Tout d’abord, les acteurs de l’aide ont une lecture relativement uniforme du contexte. Ils le découpent pour la plupart entre la phase d’urgence, actuelle, puis de relèvement qu’ils souhaitent amorcer en 2018 avant que le développement ne prenne le relais. Dans la réalité, ces dynamiques coexistent aujourd’hui mais ne sont pas ou peu appréhendées. Les populations ont des lectures plus fines en fonctions des dynamiques générales mais aussi d’enjeux plus locaux. Si l’on adopte le point de vue populaire le contexte de Diffa ressemble au moins autant à une urgence liée à l’insécurité qu’a une situation de crises emboitées : crise de mobilité, crise des solidarités, crise du cosmopolitisme, crise économique, crise de genre et de l’autorité…

Deuxièmement, quand bien même on adopterait la lecture des acteurs de l’aide, celle-ci reste tronquée. Les ONG et agences ont eu tendance à oublier que « les premiers acteurs humanitaires, ça a été les populations hôtes » comme nous le dit un interviewé. Les populations hôtes continuent encore aujourd’hui, malgré l’afflux d’aide à être des acteurs centraux : elles continuent de mettre à disposition des terres, des points d’eau, de ressources naturelles, à accepter que de latrines soient construites dans leurs champs… il est essentiel de garder cela en tête et d’éviter de penser une aide qui serait centrale… Enfin, un troisième décalage qu’illustre ce rapport est l’importance de la capacité d’initiative / de débrouille, des in gudun higira et la résilience des populations hôtes… qui sont loin d’être des bénéficiaires ou des acteurs passifs. Si l’aide est essentielle à leur survie, elle constitue aussi une ressource dans des stratégies locales qui restent peu documentées et prises en compte par les acteurs extérieurs.

Reconfiguration des activités économiques, reconfiguration des modes de gouvernance communautaire, reconfiguration des relations à la frontière, reconfiguration et reclassement social, reconfiguration de l’unité familiale. Vos analyses démontrent que la région de Diffa a profondément changé au cours de ces dernières années. Plus dur sur la phase post-crise ?

Oui, certaines dynamiques ont fondamentalement évolué du fait de l’insécurité, des déplacements, mais aussi des dynamiques de l’aide. Elles transforment la réalité et complexifient les stratégies de sortie de crise.

Nucléarisation de solidarités familiales, chefferie émiettée par les déplacements et concurrencée les comités de gestion, développement de lectures ethniques de la conflictualité etc. constituent des défis majeurs qui sont malheureusement peu saisis du fait des approches très standardisées et orientées sur les besoins de base. Mais il y a d’autres enjeux du, mal nommé, « post crise ». Premièrement, d’importants défis rencontrés aujourd’hui dans la région de Diffa sont structurels. La crise les a accentués. Nombre de leurs réponses sont identifiées de longue date dans les recherches qui ont porté sur le bassin du lac Tchad, les plans de développement communaux et de la région, les projets de développement. Malheureusement du fait d’approches très standardisées et des logiques de « table rase » les urgentistes méconnaissant souvent ces solutions.

Deuxièmement, l’aide connait un problème d’efficience. La recherche sur le terrain a permis d’observer les logiques de concurrence, de plantage de drapeau, de saupoudrage dans lesquels les interventions sont inscrites, ce qui pose de problèmes d’efficience importants. Finalement on peut souhaiter que la sortie de crise puisse conduire à renouveler la manière d’aborder la question de la responsabilité et de la redevabilité. L’enjeu est de les sortir des bureaux, des clusters et des tableurs excel pour les ramener sur le terrain. C’est à ce prix-là que les politiques publiques, notamment celles d’aide, pourront mieux prendre en compte les dynamiques de crise emboitée et agir dessus. Sans cela les acteurs de l’aide, continueront à proposer des solutions « prêt à porter » alors qu’il est plus que jamais temps de faire du « sur mesure »…

En résumé le défi de la phase qui s’ouvre est à mes yeux de sortir d’une réponse basée sur une expertise humanitaire individuelle pour arriver à une réponse reposant sur l’intelligence collective… j’espère que cette recherche et celles qui sont en préparation pourront y contribuer.
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