Les réfugiés syriens centenaires
Nés il y a plus de 100 ans, certains sont nostalgiques du passé. D'autres prient pour la paix. Et beaucoup rêvent de retrouver leur maison une dernière fois.
Ils sont les plus vieux rescapés de la guerre civile en Syrien. Hommes, femmes, grands-parents, maris et femmes : ils ont plus de 100 ans et sont loin de chez eux.
Lauren Bohn et Rawan Al Kayat ont collaboré à ce photoreportage.
Dagha, 101 ans
Depuis la petite tente occupée par sa famille au Liban, Dagha écoutait le bruit des obus tomber en Syrie. Tranquillement assise sur la colline, elle raccommodait le linge et essayait de deviner de quelle région de son pays d'origine provenaient les tirs. Puis elle a subi un accident vasculaire cérébral.
Aujourd'hui partiellement paralysée, elle peut seulement serrer la main des membres de sa famille et des amis qui viennent l'embrasser. Chaque semaine, elle apprend que d'autres personnes de son village natal sont décédées, y compris des parents. Sa famille dit qu'elle pleure souvent quand elle dort.
« Enterrez-moi ailleurs quand je mourrai. Enterrez-moi en Syrie. S'il vous plaît, promettez-moi que vous m'enterrerez chez moi. »
« Sa plus grande crainte est de mourir au Liban », dit Faitma, petite-fille de Dagha. « Avant son accident vasculaire cérébral, quand elle parlait aussi clairement qu'une adolescente, elle disait : « Enterrez-moi ailleurs quand je mourrai. Enterrez-moi en Syrie. S'il vous plaît, promettez-moi que vous m'enterrerez chez moi ».
Ghetwan, 100 ans
Ghetwan et sa femme sont mariés depuis très longtemps. Ils se sont mariés il y a 72 ans, au plus fort de la Seconde Guerre mondiale. Le conflit en Syrie n'est pas arrivé à les séparer. Lorsque les obus ont détruit leur maison, ils ont fui au Liban. Ensemble.
Aujourd'hui, Ghetwan et Khaduj vivement avec leur famille dans un abri de fortune situé en bas d'un garage à Sidon, au sud du Liban. Les coupures d'électricité sont fréquentes et, la plupart des après-midi, les arrière-petits-enfants de Ghetwan se pressent autour de lui, même quand il se repose; deux générations partagent le petit logement de deux pièces, faiblement éclairé.
L'appel à la prière résonne dans le domicile. Parfois, Ghetwan pense qu'il provient de sa mosquée locale en Syrie. Pour l'apaiser, un voisin libanais l'amène parfois dans son champ, où Ghetwan reste debout au milieu des animaux et peut se sentir chez lui.
Hamda, 106 ans
Beaucoup de choses ont changé depuis la dernière fois qu'Hamda était au Liban, il y a 45 ans. Son mari, avec qui elle vivait à Bar Elias, dans la vallée de la Bekaa, est décédé. Elle a aussi perdu la vue. Aujourd'hui, la guerre qui perdure en Syrie a fait d'elle une réfugiée.
« Peut-être est-ce une bonne chose que Dieu m'ait pris la vue avant que je voie la destruction de mon pays », dit-elle, depuis la petite maison louée qu'elle partage actuellement avec son plus jeune fils et sa famille.
« Même si la guerre se termine et que nous reconstruisons nos maisons, il y a beaucoup de choses qui ne pourront jamais être reconstruites. »
La destruction de sa ville natale près de la frontière libano-syrienne a forcé Hamda à retourner à Bar Elias. « Au début, nous entendions le bruit des bombes au loin seulement, mais, en quelques semaines, les obus ont commencé à tomber sur nous. Nous avons fui à ce moment-là. » Sa vie a rapidement été bouleversée.
« Même si la guerre se termine et que nous reconstruisons nos maisons, il y a beaucoup de choses qui ne pourront jamais être reconstruites », dit-elle. « Les Syriens n'ont jamais été divisés; hélas, ils ne seront plus jamais les mêmes maintenant. »
Saada, 102 ans
Saada a beaucoup perdu au cours de sa vie : elle a perdu sept de ses dix enfants, son mari et maintenant sa maison. Aujourd'hui, entourée de sa famille et de ses voisins dans la vallée de la Bekaa au Liban, elle garde le moral en se rappelant les jours meilleurs en Syrie. « Personne n'avait le temps de faire la guerre à l'époque », dit-elle. « Nous nous levions avant le soleil et partions travailler dans les champs. J'étais si fatiguée à la fin de la journée que je m'endormais sur le dos de l'âne qui me ramenait à la maison. »
Au début, elle était réticente à partir. Même lorsque les bombardements ont commencé, elle a simplement continué de mener ses activités quotidiennes. Son petit-fils l'a finalement persuadée de fuir, mais seulement après lui avoir promis de ramener son corps en Syrie et de l'enterrer près de son frère, le moment venu.
Abandonner la maison a été difficile. « Vous savez, sans l'aide du HCR, nous mourrions de faim pour la plupart ici », dit Saada. « Mais un carton rempli de provisions n'est pas tout. Nous avons besoin d'interagir avec d'autres personnes pour savoir que nous sommes des êtres humains et non pas seulement des numéros. »
Bahira, 100 ans
Assise sur une chaise en plastique branlante à son balcon du quatrième étage, Bahira observe Beyrouth, capitale du Liban, où elle a trouvé refuge l'année dernière. « La Syrie est un chef-d'oeuvre créé par Dieu », dit-elle, tristement, en regardant les rues étrangères en bas. « Vous vous sentez merveilleusement bien quand vous êtes devant ce chef-d'oeuvre. »
« Y a-t-il des points de contrôle? Pouvons-nous rentrer? Pouvons-nous partir aujourd'hui? », demande Bahira.
Les enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants sont si nombreux autour de Bahira qu'il est parfois difficile de les compter. À son âge, Bahira devrait profiter de la vie avec sa grande famille si aimante, mais son pays lui manque énormément.
Bahira ne se plaint pas, mais son fils reconnaît que, parfois, au milieu de la nuit, il se réveille et trouve sa mère en pleurs sur le canapé. « Elle demande toujours des nouvelles de la famille restée en Syrie et si la route menant au village est ouverte », dit-il. « Elle veut savoir s'il y a des points de contrôle, si nous pouvons rentrer et si nous pouvons partir aujourd'hui ».
Khaldiye, 103 ans
Khaldiye a une photo qu'elle préfère. Sur cette photo, son frère jumeau et sa mère sont debout et se tiennent la main. Même si les deux sont décédés maintenant, et si la photo a été égarée lors de la fuite hors de Syrie, Khaldiye voit toujours la photo dans sa tête tous les matins.
Khaldiye est arrivée au Liban il y a deux ans. L'esprit toujours très vif, elle peut réciter les noms de 12 enfants, 30 petits-enfants et plusieurs arrière-petits-enfants. Khaldiye vit avec la famille de son fils; elle les a suppliés de vendre son alliance en or pour joindre les deux bouts, mais ils refusent.
Son défunt mari avait dix ans de moins qu'elle et était général dans l'armée. « Ils se moquaient tous de lui parce qu'il avait une femme plus âgée, mais il m'aimait », se rappelle-t-elle avec fierté. L'un de ses souvenirs les plus chers est l'achat par son mari d'une orange pour elle tous les jours. « Il me la pelait », se rappelle-t-elle. « Les hommes devraient toujours peler les oranges pour les femmes ».
Mofleh, 103 ans
Mofleh récolte ce qu'il a semé. Après avoir hébergé une famille de réfugiés du Liban pendant la guerre de ce pays avec Israël en 2006, il a maintenant trouvé refuge auprès de cette même famille. Bilal, qui était un jeune garçon quand sa famille habitait avec Mofleh en Syrie, s'occupe maintenant de lui toute la journée.
Il y a huit ans, en Syrie, Mofleh a hébergé une famille de réfugiés libanais. Aujourd'hui, il a trouvé refuge auprès de cette même famille au Liban.
Mais Mofleh veut absolument retourner en Syrie, où deux de ses arrière-petits-enfants ont perdu la vie dans les bombardements. Il a essayé de s'enfuir à deux reprises et il garde même sa vieille carte d'identité, délivrée il y a 70 ans, dans la poche de sa chemise. « Je retourne en Syrie, donc je ne dois pas perdre ma carte », insiste-t-il.
Parfois, il se met à chanter. Ses chansons parlent d'amours perdues et de rendez-vous manqués. « J'ai l'impression d'être ici depuis 500 ans », annonce-t-il à personne à particulier. « Cela fait trop longtemps que je suis ici. »
Fatoumeh, 102 ans
Chez elle, Fatoumeh était célèbre dans son village. Longtemps avant l'époque de la machinerie lourde, elle était la personne la plus musclée de son village. Souvent, elle surpassait les hommes aux tâches hors du foyer. « Pendant que les hommes récoltaient une parcelle, j'en récoltais quatre », dit-elle en riant.
Elle a fui le nord de la Syrie au début de 2013. Elle est arrivée au Liban en bus avec son fils Mohammed, âgé de 66 ans, sa femme et leurs cinq enfants. Aujourd'hui, elle est très malade, mais elle ignore la cause de sa maladie ». « La maladie que j'aie, les médecins ne savent pas la guérir », dit-elle.
Mohammed conserve tous les documents de la famille dans un petit sac. Parfois, il apporte la carte d'identité de son père à Fatoumeh pour qu'elle puisse la tenir dans sa main. Elle dépose un baiser sur la photo de son mari chaque fois qu'elle la voit. « Elle était la reine du monde », dit Mohammed. « Et maintenant, elle est ici sans trône. »
Saada, 100 ans
Saada est allongée sur un étroit matelas dans la petite maison qu'elle partage avec son fils et sa femme dans la vallée de la Bekaa, au Liban. « Est-ce l'heure de prier? Est-ce que l'Adhan a commencé? » Elle ne prononce pas d'autres paroles. Saada est aveugle depuis 14 ans et presque complètement sourde. Ses journées ne varient pas : elles tournent invariablement autour de la prière, de repas occasionnels et de souvenirs nostalgiques de la vie en Syrie.
« Ici, elle a l'impression de seulement attendre que son heure vienne », dit le fils de Saada. « Elle prie même pour qu'elle vienne bientôt ».
Avant de fuir hors de Syrie avec son fils il y a deux ans, Saada aimait marcher le long de la terrasse de sa maison. Maintenant, sa seule activité consiste à se lever pour faire sa toilette afin de pouvoir prier cinq fois par jour.
Son fils dit que lorsqu'elle parle, c'est pour réciter des prières ou maudire la guerre. « Sa liberté et sa maison lui manquent; elle se sentait vivante là-bas », conclut-il. « Ici, elle a l'impression de seulement attendre que son heure vienne. Elle prie même pour qu'elle vienne bientôt. »
Ahmad, 102 ans
« Ils disent que si Dieu vous aime, il vous laissera vivre longtemps », dit Ahmad, qui occupe un abri en plastique dans la plaine de la Bekaa, au Liban. « Mais j'aimerais qu'il m'aime un peu moins. J'aurais aimé de ne pas vivre assez longtemps pour voir mon pays en ruines. »
Ahmad a fui hors de Syrie pour sa santé; il devait se faire opérer de la prostate, mais la guerre l'a empêché de subir cette opération. Maintenant, il ne peut pas y retourner. « La Syrie, c'est mon chez-moi, mon pays, et je vénère sa terre. Maintenant, mon seul chez-moi, c'est cette petite tente ».
Ses souvenirs et sa famille lui donnent des forces. Il a 11 enfants et une multitude de petits-enfants et arrière-petits-enfants. « Je ne suis certainement pas capable de me souvenir de tous leurs noms », dit-il en riant.
Tamam, 104 ans
Née en 1910, Tamam se rappelle l'époque plus simple de sa jeunesse en Syrie. Se réveillant à l'aube, elle attachait son plus jeune sur son dos et travaillait dans les champs. « Nous ne tombions jamais malades parce que nous mangions ce que nous cultivions sur nos terres », se rappelle-t-elle. « C'était si sûr; nous sortions au milieu de la nuit pour aller chercher du bois… »
L'année dernière, Tamam a fui avec son fils vers la vallée de la Bekaa, au Liban. Les problèmes des dernières années la perturbent énormément. « Mes petits-enfants regardent les nouvelles et me demandent "Habiba, ça veut dire quoi sunnite et chiite?" Ils ne savent pas. Nous ne parlions jamais de ces choses; nous étions tous Syriens et cela nous suffisait. »
« J'ai vécu ma vie, une longue vie, mais je suis découragée pour mes petits-enfants et pour les enfants de mon pays ».
La chaleur du jour se fait plus forte dans l'abri-bâche que Taman partage avec son fils et sa famille élargie dans la vallée de la Bekaa, au Liban. Assise près de la petite fenêtre dans l'espoir d'attraper une bouffée d'air frais, elle ajoute : « Je ne sais pas quand mon heure viendra de quitter cette terre; ça peut être n'importe quand maintenant. Je me fiche de l'endroit où je passe mes derniers jours. »
Après une pause, elle ajoute : « J'ai vécu ma vie, une longue vie, mais je suis découragée pour mes petits-enfants et pour les enfants de mon pays. Leur avenir est détruit. J'ai vécu ma vie, mais ils ne pourront pas vivre la leur. »
Khadra, 104 ans
En Syrie, Khadra vivait dans sa propre maison; elle cuisinait, faisait le ménage et marchait jusqu'à deux kilomètres tous les jours. Elle était forte et avait une énergie sans borne. Puis la guerre est arrivée dans sa ville et elle a fui vers un camp de tentes dans la vallée de la Bekaa, au Liban.
« Pouvez-vous voir dans mon coeur? », demande-t-elle. « Je ne peux pas voir dans le vôtre, et vous ne pouvez pas voir dans le mien. Mais si vous pouviez, vous verriez un coeur noir; un coeur qui pleure constamment pour mes enfants et leur avenir. »
Au début, Khadra était déterminée à rester en Syrie, mais les bombardements l'ont forcée à partir. « Depuis qu'elle est arrivée ici et qu'elle a perdu sa maison, elle est triste tout le temps », dit son fils. « Elle ne quitte jamais la tente et sa santé se détériore. » Il se rappelle ce jour en 1980 où sa mère a repris connaissance une heure avant d'être enterrée. Mais Khadra l'arrête. « Peu importe que je sois déjà morte il y a mille ans », dit-elle. « Je meurs chaque jour où je suis dans cette tente. »