Les Yéménites confrontés à une « lutte pour leur survie »
Face à la guerre qui déchire le pays, Ayman Gharaibeh, Représentant du HCR pour le Yémen, voit se profiler une catastrophe humanitaire.
AMMAN, Jordanie – Depuis le début de la guerre au Yémen en mars 2015, le tissu même du pays ne cesse de se désintégrer tandis que ses 27,4 millions d'habitants traversent des épreuves et des souffrances indicibles. La situation dans le pays a été qualifiée de « catastrophe humanitaire » et si aucune aide ne leur est apportée, les gens seront toujours plus nombreux, surtout les enfants, à mourir de violences, du manque d'eau et de nourriture ou de maladies. Ayman Gharaibeh, Représentant du HCR pour le Yémen, dirige les opérations humanitaires de l'Agence des Nations Unies pour les réfugiés dans le pays. Fort de son expérience en tant que travailleur humanitaire du HCR au Yémen de 1992 à 1994, Ayman Gharaibeh a raconté à Shabia Mantoo, chargée des relations avec la presse, à quel point la situation est désespérée dans le pays.
Pouvez-vous décrire la situation au Yémen en ce moment ?
Pour dire les choses simplement, ce n'est rien moins qu'une catastrophe humanitaire. Les hostilités actuelles viennent exacerber des années de conflits successifs, d'insécurité rampante et de sous-développement et l'on assiste ainsi aujourd'hui à une épouvantable conjugaison : pertes civiles, déplacements massifs, aggravation de la pauvreté, déclin économique, détérioration des conditions de vie, affaiblissement des institutions publiques et manque d'accès aux services publics. Après presque deux ans de conflit, nous tentons de faire face à une tragédie où près de 19 millions de personnes dans le pays tout entier ont besoin d'aide de toute urgence, car elles vivent dans d'effroyables conditions.
Quels sont les besoins les plus pressants des personnes déplacées par le conflit ?
Pour bien des Yéménites déplacés, la situation peut se résumer à une lutte pour la survie : l'alimentation, l'eau et le logement sont des besoins prioritaires pour ceux qui ont été forcés de fuir et d'aller chercher quelque sécurité en d'autres endroits du pays. Ils sont aujourd'hui nombreux à vivre dans des conditions misérables, logements surpeuplés ou abris de fortune, parfois depuis des mois et sans réelle protection. Plus de la moitié de la population ne mange pas à sa faim et n'a pas accès aux soins de santé, et cela ne fera qu'empirer. La détérioration des conditions de vie favorise la propagation de maladies transmissibles évitables, telles que le choléra, qui ont refait surface avec le conflit.
Où le HCR apporte-t-il son aide aux populations déplacées dans le pays ?
Le HCR est présent dans le pays depuis les années 80. Je suis affligé de constater que chaque fois que je reviens au Yémen, c’est de nouveau à cause d'une guerre. Au début des années 90, une guerre a conduit à la réunification du pays et aujourd'hui, plus de 20 ans après, nous sommes de retour en raison d'un nouveau conflit.
Dans le contexte actuel, notre réponse est axée sur les besoins des Yéménites déplacés ainsi que sur ceux des réfugiés et des demandeurs d'asile au Yémen. Dans le cadre du dispositif de coordination des affaires humanitaires mis en place au Yémen, nous dirigeons les activités liées aux abris, à l'aide non alimentaire et à la protection, sur l'ensemble des phases de déplacement. À ce jour, cette aide prioritaire nous a permis de toucher plus de 660 000 Yéménites, les plus vulnérables parmi les quelque 2,2 millions. Environ 210 000 personnes ont également bénéficié de notre assistance hivernale. En plus des autres programmes et interventions, nous apportons une aide juridique et financière ainsi que des services de soutien psychosocial pour aider à protéger les droits des personnes déplacées de force.
Est-il difficile d'acheminer l'aide humanitaire au Yémen ? Quelles sont les plus grosses difficultés rencontrées par le HCR ?
L'acheminement de l'aide reste un problème majeur compte tenu des risques de sécurité et des obstacles bureaucratiques ; n'oublions pas non plus que plusieurs organisations interdites opèrent dans le pays, ce qui freine là encore les interventions. Il y a tout de même aussi des raisons plus anodines, tels que les délais engendrés par l'arrivée tardive des autorisations sur le terrain. Malgré tout, nous continuons de plaider avec les parties belligérantes pour le libre acheminement de l'aide et nous maintenons une présence via nos bureaux de terrain dans tout le pays. En dépit de ces difficultés, nous sommes parvenus à nous implanter dans 20 des 21 gouvernorats du Yémen.
L’aide humanitaire est-elle suffisante à elle seule ?
La crise au Yémen est d'une ampleur telle qu'on ne saurait en venir à bout au moyen de l'aide humanitaire, ou par l’intervention de la communauté humanitaire à elle seule. Nous sommes en présence des impacts économiques et sociaux multidimensionnels de la guerre, qui frappent littéralement chaque foyer du pays, que ce soit par l’exacerbation de la pauvreté, la pénurie de services essentiels ou l'affaiblissement des institutions publiques. Si cette situation perdure, le secteur public se délabrera jusqu'à s'effondrer, les infrastructures essentielles partiront à vau-l'eau et l'on se rapprochera encore un peu plus du chaos. Une action de redressement majeure doit être menée en parallèle, avec une résolution politique et pacifique du conflit, pour enrayer ce désastreux engrenage. L’ONU et la Banque mondiale discutent des moyens de protéger les institutions publiques de l'effondrement, une tâche semée d'embûches vu que la débâcle économique est l'objectif même de ce conflit.
Dans le cas du Yémen, on parle souvent de crise négligée. Quelle en est la raison ?
Il ne fait aucun doute que cette crise est négligée par comparaison aux autres crises régionales. L’attention qu’elle suscite est sans commune mesure avec ce que nécessiteraient l'ampleur et la gravité des besoins dans le pays. Plusieurs facteurs interviennent et, pour aussi dramatique qu'il soit, ce conflit n'a pas provoqué d'exode massif de réfugiés yéménites. Sans hordes de réfugiés en partance pour l'Europe, cette tragédie ne fait pas les gros titres. Par ailleurs, on pense souvent que c'est une crise régionale, voire un problème de voisinage, de sorte que nombre des donateurs traditionnels ne voient pas la nécessité de fournir une aide de même ampleur.
En quoi le Yémen est-il important et pourquoi devrions-nous nous en soucier ?
Il faut être aveugle pour considérer le Yémen comme une simple crise régionale. C'est une crise mondiale et lourde d'incidences, l'une des pires crises humanitaires actuelles. Quelles sont les implications d'un pays au bord du gouffre ? Si l'instabilité perdure dans diverses régions du pays, cela profitera aux organisations interdites déjà présentes sur le terrain, d’où une menace pour la sécurité mondiale. Le monde ne peut pas se permettre de laisser le Yémen sombrer dans l'abîme. Il faut aider ce pays et nous devons continuer de promouvoir sa cause et de mobiliser toutes les formes de soutien possibles.