Depuis que le président du Burundi Pierre Nkurunziza a décidé en avril 2015 de se faire réélire pour un troisième mandat théoriquement inconstitutionnel, il a réprimé toute l'opposition d'une main de fer, précipitant la fuite de 200 000 personnes et les craintes de massacres interethniques.
Tentative de putsch, manifestations, émeutes sanglantes et répression policière : au cur de l'Afrique des Grands Lacs, le Burundi est plongé dans la crise depuis plusieurs mois. En avril 2015, le président Pierre Nkurunziza avait annoncé son intention de se représenter à la tête du pays. Un troisième mandat pourtant interdit par les accords d'Arusha, qui avaient permis de sortir de la guerre civile (1993-2005). Il a entamé en juillet dernier ce nouveau quinquennat, très contesté. Les manifestations sont dispersées à balles réelles et les pressions sur les opposants, la société civile et même les membres mécontents du parti au pouvoir, le CNDD, sont étouffantes.
Le 12 décembre 2015, la répression initiée par l'état-major a encore grimpé de quelques crans dans l'escalade de la violence. Dans les rues de la capitale Bujumbura, des corps ont été retrouvés sans vie, et souvent les bras attachés dans le dos. Principalement dans des quartiers qualifiés de « contestataires » par le régime. Les cibles principales de ce massacre : des jeunes hommes. Au moins 154 victimes auraient été recensées par la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH). Beaucoup d'observateurs internationaux craignent que ce conflit, politique au départ, ne vire au massacre ethnique, étant donné l'instrumentalisation que fait Nkurunziza des tensions entre les Hutus majoritaires et les Tutsis.
Plus de 200 000 Burundais ont fui leur patrie depuis le début des remous. Plus de 45 000 vivent dans le camp de réfugiés de Mahama au Rwanda. Des hommes, des femmes et des enfants poussés vers la sortie, au prix d'une fuite souvent aussi rocambolesque que vitale. Ils ont laissé derrière eux des êtres chers, leur domicile et leur métier. Au Rwanda, en ville ou dans un camp de transit du Haut-Commissariat aux réfugiés, nous en avons rencontré quatre. Ils s'appellent Christian, Rachelle, Timothé et Aline. Ils témoignent de leur parcours.
Christian, avocat : « Je n'ai jamais vraiment connu la paix »
Christian a participé aux manifestations contre le troisième mandat de Pierre Nkurunziza. Forcé à quitter le Burundi sous peine d'être arrêté, cet avocat a trouvé l'exil au Rwanda après avoir échappé aux Imbonerakure, la ligue de jeunesse du parti au pouvoir. Il est maintenant loin de sa famille et vit dans un camp de transit.
« J'ai 43 ans et je suis avocat. J'ai participé aux manifestations à Bujumbura. J'en garde encore quelques séquelles ... » Christian joint le geste à la parole. Il monte le bas de son pantalon et dévoile une peau meurtrie, bleuâtre au niveau de son fémur. « Des Imbonerakure [la ligue de jeunesse du CNDD-FDD, le parti au pouvoir] m'ont attrapé et m'ont tabassé. J'ai boité pendant deux mois, mais ça aurait pu être pire », avance ce natif du sud du Burundi.
Quand Pierre Nkurunziza a annoncé qu'il briguerait un troisième mandat à la tête du pays, en avril, le sang de Christian n'a fait qu'un tour. Lui, l'avocat féru de livres sur les droits de l'homme et la justice, habitant au quartier « contestataire » de Cibitoke, n'a pas hésité à descendre dans la rue. « J'avais l'habitude des situations ubuesques au travail, avec les juges corrompus qui envoient des détenus en prison sur injonction de "quelqu'un d'en haut". Mais là, un troisième mandat du président, alors même que c'est interdit par les accords d'Arusha, c'était trop. » Dans ses souvenirs, la répression du pouvoir en place, face aux manifestants, a d'abord été nourrie par l'utilisation de gaz lacrymogène. Mais ça, c'était avant le 13 mai 2015. Avant le putsch avorté. « Depuis, les balles réelles ont remplacé la lacrymo. J'ai vu des jeunes mourir. À mes côtés, devant mes yeux... »
Les manifestations et les décisions politiques, Christian avait l'habitude de les débriefer autour d'un verre avec son ami, le colonel Manassé. Un homme qu'il a rencontré entre 2001 et 2005 en prison. « J'étais membre du parti UPRONA, de l'ancien président Jean-Baptiste Bagaza, mais aussi vice-président du parlement universitaire. À cette époque, je soutenais les putschistes et j'ai été envoyé à la prison d'Ngozi, puis à Mpimba. J'ai été acquitté en 2005, à la fin de la guerre civile. » Le colonel Mopolo, lui, faisait partie du parti de Pierre Nkurunziza. « Mais c'était un homme bon, il critiquait tout le temps des actions de ses compères. La preuve que tout le monde n'est pas à mettre dans le même panier. »
Une journée d'octobre, le colonel a disparu. La rumeur de sa mort s'est répandue comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux. « Je ne sais pas ce qui lui est vraiment arrivé. Je pense qu'il a été torturé et qu'on l'a forcé à parler... Quelques heures plus tard, ma femme m'a prévenu de ne pas rentrer à la maison. Elle était cernée par des Imbonerakure à ma recherche. » Commence alors une partie de cache-cache tristement vitale. Christian déménage trois fois, avec sa compagne et leurs deux enfants. Puis, conscient qu'il leur fait courir un trop grand danger, il se résout finalement à prendre ses distances. « Je dormais chez des amis, changeais de toit tous les jours. Un matin, un ami capitaine de police m'a informé qu'un mandat d'arrêt avait été prononcé à mon encontre. L'état-major possédait notamment des images de moi lors des manifestations. » Christian doit alors quitter le pays.
Arrêté par des Imbonerakure à la frontière avec le Rwanda, il ne doit son salut qu'à l'argent qu'il avait caché pour sa fuite. « La quasi-totalité de mes économies : 1,7 million de francs burundais [à peu près 1000 euros]. Ils ne s'attendaient pas à en trouver autant. Ils se sont concertés et m'ont finalement invité à filer. Cet argent m'a sauvé. » Pas de souliers, pas de chemise, pas de tricot. Plus d'argent ni de passeport : Christian n'a plus rien. Mais il est sauf, et sur le territoire rwandais.
Arrivé à Kigali, la capitale rwandaise, Christian doit se rendre à l'évidence. Sans argent, il ne pourra pas survivre ici. Son périple s'achèvera donc au camp de transit de Gashora, où cinq cents Burundais vivent sous la protection du Haut-Commissariat aux réfugiés, en attendant d'être déplacés au camp de réfugiés de Mahama. « Jamais je n'aurais imaginé me retrouver un jour dans un camp. Sans papiers, sans argent, à manger du maïs à tous les repas, ça démoralise. » Utilisateur assidu des réseaux sociaux, Christian sait bien que les nouvelles du pays ne sont pas bonnes. « Ma famille vit dans une peur indescriptible. Ils s'attendent toujours à pire, puisque chaque jour les limites de la cruauté sont dépassées par le pouvoir en place. » Les faire venir au Rwanda ? « Trop dangereux. Toute la frontière est gardée. Comment ils pourraient arriver jusqu'ici ? Ça me tracasse. Les enfants me manquent. Mon souhait le plus cher, aujourd'hui, c'est que le pouvoir change. Je n'ai jamais vraiment connu la paix. Je suis né en plein milieu de la crise de 1972. J'ai vécu la guerre civile. J'aimerais juste que mes enfants puissent avoir une vie plus tranquille. Si nos dirigeants restent en place, la situation va s'enliser, des gens vont continuer à mourir. Et nous, réfugiés, nous serons condamnés à rester à l'extérieur. »
« Ils l'ont assassinée sauvagement dans la rue. Ils l'ont torturée puis abattue »
Rachelle, membre d'un parti d'opposition : « Peut-on dire la triste vérité à un enfant de cinq ans ? »
Présidente d'un parti d'opposition dans une commune de Bujumbura, Rachelle l'a échappé belle lors de sa fuite, à l'aéroport. Aujourd'hui réfugiée urbaine dans une ville rwandaise, elle repart de zéro avec ses deux enfants. « Le gouvernement n'a pas respecté le socle des accords d'Arusha et a oublié sur quel fonds il était arrivé au pouvoir : l'unité et la réconciliation. En se présentant une troisième fois à la tête du Burundi, Pierre Nkurunziza a violé la constitution. » Rachelle, 32 ans, était présidente d'un parti d'opposition dans une commune de Bujumbura. Elle vivait dans le quartier dit « contestataire » d'Ngagara. Elle se souvient comme si c'était hier des avertissements des Imbonerakure, au moment de l'annonce de la candidature de Pierre Nkurunziza pour un troisième mandat. « Ils disaient qu'ils allaient nous lessiver, nous égorger si on voulait l'en empêcher. Qu'ils nous barreraient toujours la route, coûte que coûte », souffle-t-elle.
Mais Rachelle n'est pas du genre à se laisser intimider. Elle se bat pour organiser l'opposition, avec les membres de son parti. Lors des manifestations, elle est au premier rang, montre l'exemple. « Avec les habitants de ma commune, nous allions manifester dans le quartier de Nyakabiga, près de l'Université du Burundi. On était présents chaque jour. » Les policiers et les Imbonerakure, impitoyables, répliquent par des jets d'eau, des balles réelles. « J'ai vu des gens lever les bras, sans armes et vulnérables, se faire tirer dessus », souffle Rachelle. « Mais tout le monde n'a pas un cur de tigre, tient-elle à ajouter. Il n'était pas rare que des policiers nous montrent le chemin le plus adapté pour nous échapper. C'est arrivé beaucoup de fois. Ils risquaient leur vie. »
Le samedi 17 octobre 2015, la vice-présidente de son parti disparaît. La police dément sa mort mais, pour Rachelle, ça ne fait aucun doute : « Ils l'ont assassinée sauvagement dans la rue. Ils l'ont torturée puis abattue. » Rachelle, affublée de ses statuts d'opposante, de fille d'ex-militaire et de Tutsi, doit fuir sans se retourner : elle apprend qu'elle est la prochaine sur la liste. Des Imbonerakure ont été aperçus près de chez elle. « J'ai été chercher mes enfants à l'école et je suis partie au sud de Bujumbura, chez mes parents. » Elle se débarrasse de sa voiture, dont le numéro de plaque est connu, et ne retournera jamais plus dans sa maison.
Quelques jours plus tard, le téléphone sonne. « Au bout du fil, mes collègues de travail étaient en panique. Ils ont reçu la visite d'agents du Service national de renseignement. Mon supérieur m'a suppliée de quitter le pays. » Mais la trentenaire ne l'entend pas de cette oreille. Elle pense à ses enfants, de cinq ans et six mois, ainsi qu'à ses compagnons de lutte. Ces jeunes qu'elle mène sur les chemins des manifestations. « S'ils me voyaient fuir, que penseraient-ils de moi, de leur combat ? », se dit-elle. Son mari Eric, rentré d'une mission en Afrique du Sud, ses frères et ses parents pèsent lourd dans sa décision : ils refusent de la voir rester au péril de sa vie.
Un membre de sa famille lui procure un billet d'avion. « Je ne voulais pas passer par la route. Ils m'auraient fait disparaître sans laisser de traces. Mon mari, mes frères, mes parents, mes amis... Personne ne pouvait me conduire à l'aéroport sans risquer de se faire attraper. Alors j'ai dû partir seule, en taxi. » Elle troque ses lunettes pour des lentilles, et enfile un long voile. Peine perdu : après un contrôle d'identité, on lui demande de se mettre sur le côté. « Dans ma tête, je venais de signer mon arrêt de mort. Je voulais que ce soit rapide. J'avais peur qu'ils me violent. Pour les femmes, c'était ça la torture. »
Elle croise alors le regard de son beau-frère, membre influent du parti au pouvoir. « J'avais enfin une carte en main », sourit Rachelle. L'homme discute avec les policiers, lui lance un clin d'il et revient avec une enveloppe. De l'argent. La suite ? Les policiers l'escortent eux-mêmes jusqu'au transit, puis dans l'avion, prétextant qu'elle est très malade. « J'ai eu la chance d'avoir la vie sauve. Arrivée à Kigali, je me suis rendu compte du nombre considérable de Burundais qui vivaient ici. Une semaine après, mes enfants m'ont rejointe avec leur père, Eric. » Faute de pouvoir assumer un loyer dans la capitale du Rwanda, la petite famille s'installe au sud du pays. Eric, lui, doit retourner au Burundi pour le travail, et leur rend visite environ une fois par semaine. « On vit tant bien que mal. Le combat ne s'arrête jamais : après celui de la lutte contre l'injustice au Burundi, il y a eu celui de la fuite. Maintenant, il y a celui de l'insertion dans une société où peu d'emplois sont à pourvoir, surtout pour des réfugiés. Nous avons quelques moyens qui nous permettent de vivre en ville, mais s'ils s'amenuisent trop... Nous serons contraints de nous tourner vers les camps de réfugiés. » Mais le plus dur, dans tout ça, « ce sont les questions de mes enfants : Quand est-ce qu'on retourne à la maison ? Pourquoi on n'a plus de télé ? Pourquoi papa ne reste pas ? (...) Peut-on dire la triste vérité à un enfant de 5 ans ? C'est comme un couteau qui s'enfonce tout doucement, toujours plus profondément. Tout ce qu'on a construit a été foutu en l'air. »
« D'un moment à l'autre, je m'attendais à recevoir une grenade dans mon sommeil »
Timothé, président d'un tribunal de grande instance : « La justice était complice de ces tortures »
Président d'un tribunal de grande instance burundais, Timothé a été limogé pour avoir désobéi aux ordres de son ministre et jeté le portrait du président Nkurunziza à la poubelle. Considéré comme un traître par certains de ses compagnons d'exil, il n'est en sécurité nulle part. « Mon frère a participé au coup d'État manqué, le 13 mai. Il a été arrêté. De colère, j'ai jeté le portrait du président Nkurunziza à la poubelle. » Avant cet événement, Timothé, 45 ans, était président d'un tribunal de grande instance au nord du Burundi. Forcé et contraint, il a souvent dû prendre des décisions allant à l'encontre de ses propres convictions. « Le procureur de la République voulait diriger à la fois son parquet et mon tribunal. Il avait installé un groupe de trois juges qui n'obéissaient qu'à lui. Mes poings étaient liés. On nous enjoignait de ne pas faire ce que dit le droit. Pour quels motifs ? Parce que les gens appartenaient à tel ou tel parti, à telle ou telle ethnie. »
L'il humide, le magistrat avoue avoir dû fermer les yeux à de multiples reprises devant des aberrations, et envoyé un homme en geôle pour détention d'armes tout en sachant qu'elles avaient été placées à son domicile en son absence lors d'une perquisition nocturne illégale. Quelque temps plus tard, le chef des Imbonerakure, « des gens au-dessus des lois à qui on a lessivé le cerveau », lui a « emprunté » sa voiture de fonction. Il l'a utilisée pour arrêter un jeune ayant distribué des tracts contre le président Nkurunziza. « Ils l'ont frappé, puis l'ont amené aux cachots du parquet. Je sais que j'étais aussi otage d'une certaine façon, mais je faisais quand même partie des rouages. »
Un jour, il a décidé de dire stop : « Un conflit foncier opposait deux parties : une famille de Hutus, et quinze familles de Tutsis. Les familles de Tutsis avaient gagné le procès. Le ministre et le président de la cour d'appel m'ont pourtant ordonné de les exproprier et d'installer sur leur propriété la famille de Hutus. » Timothé n'exécute pas. Il ne veut pas être responsable de l'expulsion de plus de 80 personnes. « Ils n'ont pas voulu faire ce sale boulot à ma place et m'ont finalement proposé de concilier les deux parties. Mais pourquoi concilier les deux parties alors qu'une décision judiciaire devait être exécutée ? C'était non. » Sa femme, Diane, commence à recevoir des menaces de mort.
Le 13 mai 2015, à la suite du putsch manqué, le frère de Timothé est envoyé à la prison de Gitega. Le portrait du président Nkurunziza ne résiste pas à la colère du magistrat. « C'est remonté jusque dans les plus hautes sphères de l'État. J'ai été radié et poursuivi. » À la radio ou dans les cabarets, il subit toutes sortes de moqueries. « J'étais déjà considéré comme un traître par ceux que je n'avais pu protéger des arrestations arbitraires. Mais là, je suis devenu aussi l'ennemi du pouvoir en place. D'un moment à l'autre, je m'attendais à recevoir une grenade dans mon sommeil. »
Début octobre, il reçoit une missive de la part d'un camarade de la cour d'appel. Le président de la cour et le procureur général sont en route pour l'arrêter. « Je voulais rester, voir de quoi ils allaient m'accuser. Mais, dans la conjoncture actuelle, pour plaider devant quel juge ? J'étais mieux placé que quiconque pour savoir que les dés étaient pipés. Alors je suis parti. » En taxi, il rallie le domicile d'un ami, « un Européen ». Il l'aide à préparer sa fuite, lui confie 20 000 francs burundais. Quelques jours plus tard, il parvient à passer la frontière sans s'arrêter à l'Office d'immigration.
Il appelle la police rwandaise, qui le conduit au poste le plus proche pour l'interroger, avant de le laisser poursuivre son chemin. Timothé passe par la case Kigali, où il se rend à l'ambassade des Pays-Bas. « Je ne pouvais faire aucune demande sans passeport néerlandais. Moi, je n'avais même pas ma carte d'identité. » Fin octobre, il atterrit au camp de transit de Gashora. « Dès les premiers jours, j'ai été dénoncé à la police comme étant un Imbonerakure. Mon histoire est connue de tous et beaucoup veulent ma peau. J'ai énormément d'appréhension à aller au camp de Mahama, où vivent des gens qui sont allés en prison par ma faute. »
Sa famille l'a retrouvé récemment. Profitant d'un jour de pluie abondante, sa femme et ses trois enfants ont faussé compagnie aux agents du renseignement placés chez eux, armés de fusils. « Officiellement, ils veillaient sur ma famille ... Dans les faits, ils cherchaient à savoir où j'étais. Elle a appelé un taxi et ils sont arrivés directement. Dieu merci. » Au Burundi, Timothé gagnait 500 000 francs par mois, soit environ 300 euros. Une situation confortable qui lui permettait d'aller au bistrot sans trop compter, d'offrir « pleins de petits trucs » à ses enfants et sa femme. Au camp de transit de Gashora, ils vivent maintenant dans ce qui ressemble à une ancienne laverie, d'une petite dizaine de mètres carrés. « Parfois, ma femme fait des miracles et nous pouvons nous passer des graines de maïs ... Mais le contraste est assez difficile à encaisser, surtout pour les enfants. L'école leur manque. À la maison, on avait des toilettes avec des sièges. Ici, ils ont peur de tomber dans le trou. Il n'y a pas d'électricité, pas de télévision ... » Timothé, féru de littérature française, lit en ce moment un recueil de philosophie politique. Il lève les yeux au ciel. « J'entends parler de dialogue social en vue. Mais de quoi vont-ils discuter ? Tout avait été dit dans les accord d'Arusha. Le président n'a pas respecté ça, alors que va-t-il respecter maintenant ? On divise encore les Hutus et les Tutsis alors que nous nous marions ensemble, que nous vivons ensemble. Je ne veux pas retourner dans mon pays. »
« Tout cela pour des dirigeants qui s'accrochent au pouvoir, au détriment du peuple »
Aline, commerçante : « Des coups de couteau en pleine rue »
Une triste journée d'octobre, Innocent a demandé à sa femme Aline de rester à la maison. Il est mort poignardé en pleine rue à Bujumbura, devant son magasin. Aline, elle, est maintenant réfugiée au Rwanda avec leur enfant de 11 mois. « Il m'a parlé d'un pressentiment. Je me demande si ce n'était pas plutôt une certitude. Quelque chose allait lui arriver. Il voulait que je reste à la maison ce matin-là, que je lui prépare un sombé, une recette à base de manioc. C'était son plat préféré. » Innocent, commerçant burundais, n'est jamais rentré pour ce dîner.
Bien avant, Aline était consciente que quelque chose clochait. En août, quelques semaines seulement après la réélection du président Pierre Nkurunziza, la jeune trentenaire avait confié leur fils aîné de 6 ans à son frère, en fuite vers le Rwanda. Leur voisin et ami les avait mis en garde. Ce membre du CNND, le parti du président, avec qui ils ont partagé tant de repas, leur avait fortement recommandé de fuir. Innocent était en danger, disait-il, et son nom circulait régulièrement dans les réunions du parti au pouvoir. Pour une raison ou pour une autre, ils voulaient le faire disparaître. « Nous n'étions pas politisés. Ils savaient que nous partagions les idées du parti d'opposition, et je pense que c'est ça qu'ils nous reprochaient. »
Aussi loin qu'elle se souvienne, Innocent avait l'air tendu à son réveil. Habituellement, ils se préparaient ensemble pour ouvrir leur boutique, une sorte de quincaillerie où tout le monde pouvait trouver son bonheur. Au cur de l'après-midi, alors qu'Aline s'occupe de son bébé de 11 mois, le voisin déboule à la hâte dans la propriété. « C'était comme dans un cauchemar. Il m'a annoncé que mon mari avait été traîné hors de notre magasin par des Imbonerakure. Ils lui ont infligé des coups de couteau, en pleine rue. Ils l'ont accusé d'être un traître, de manigancer des choses avec des Rwandais. Il est mort quelques minutes après. »
Depuis le début de la crise, les Rwandais ne sont pas en odeur de sainteté au Burundi. Le gouvernement de Pierre Nkurunziza a notamment accusé celui de Paul Kagamé de le déstabiliser en soutenant le groupe rebelle responsable d'attaques au nord, en juillet dernier. De nombreux opposants au régime ainsi que des journalistes ont trouvé refuge au Rwanda, et les ressortissants du pays des milles collines sont souvent arrêtés au Burundi, accusés d'être des espions envoyés par Kigali. Aline a déjà vu « un homme de 25 ans, rwandais, être attaché sur un arbre, puis abattu à coups de pierre. Aux yeux de tous, mais surtout devant sa mère ». Le lien entre son mari et les Rwandais, elle ne le connaissait pas. « Il n'allait même pas manifester », ajoute-t-elle.
À la hâte, son voisin s'arrange pour qu'elle bénéficie d'un taxi-voiture jusqu'à Kirundo, au nord du Burundi. Pas question de perdre du temps à collecter des affaires à la maison, il ne faut pas traîner. En chemin, elle passe devant de nombreux check-point d'Imbonerakure. De Kirundo, elle parvient à trouver un second véhicule à l'aide d'un ami musulman, comme elle. Il lui confie également quelques sous pour pouvoir corrompre les éventuels Imbonerakure qu'elle croiserait sur sa route.
Le 22 novembre, un dimanche, Aline et son petit arrivent au camp de transit de Bugesera, au Rwanda. « Certains souvenirs me hantent, l'épreuve que nous avons traversée est encore dans ma tête au quotidien, confie-t-elle. Il n'y a pas grand-chose à faire ici, alors ça n'aide pas. On mange tout le temps du maïs et de la bouillie, et pour allaiter mon bébé ce n'est pas facile. » Dans sa « chambre », une sorte de hangar mis à disposition par le HCR et qu'elle partage avec d'autres familles, Aline a au moins la chance de posséder un matelas. Mais cette joie sera de courte durée. « Il nous a été prêté par un homme, sûrement attendri par mon bébé. Mais seulement pour quelques jours, parce qu'il l'avait déjà vendu et que quelqu'un viendra bientôt le récupérer. On dormira à même le sol. »
Orpheline depuis ses 23 ans et le meurtre de ses parents, au début de la guerre civile burundaise, Aline aimerait savoir si son fils aîné va bien, lui annoncer le décès de son père. « Dans cette agitation, je n'ai même pas eu le temps de noter le numéro de mon frère, regrette-t-elle. Les menaces, les grenades... Toutes ces atrocités sont arrivées si vite dans notre quotidien ! Les enfants ne vont plus à l'école sans que leurs parents ne craignent de les voir tuer en chemin. Tout cela pour des dirigeants qui s'accrochent au pouvoir, au détriment du peuple. »
Boite noire
Les prénoms des personnes ont été changés, mais elles ont toutes accepté d'être prises en photo.
Alexandre-Reza Kokabi est journaliste et photo-reporter indépendant. Il revient d'un séjour de trois semaines au Rwanda.