Dans leur abri constitué de toiles fournies par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) montées sur une armature en bois, Ali et son épouse regardent avec amour leurs fillettes Azari, 9 ans, et Maani, 5 ans, et le petit dernier, Adnan, né il y a onze mois au Liban, qui dort profondément sur un matelas fin.
« Ils sont notre avenir, celui que la guerre en Syrie nous a volé », soupire ce ressortissant syrien de 35 ans, originaire du rif de Homs.
La famille de Ali vit à Aamariyé, à la lisière de Zahlé, dans l'un des innombrables camps informels de réfugiés syriens installés dans la Békaa et sur l'ensemble du territoire libanais.
Ali subsiste grce à de petits boulots, principalement dans les champs situés autour de la centrale électrique alimentant la ville.
Une zone qui s'est transformée en une véritable cité parallèle peuplée de familles de déplacés.
Dans ces conditions précaires, Ali n'envisage pas de concevoir un autre enfant.
« Personne ne peut dire qu'il ne veut pas de famille.
Une famille apporte la sécurité, la joie et l'espoir », confie-t-il.
« J'aimerais avoir dix enfants, mais évidemment pas dans ces conditions.
Lorsque nous étions en Syrie, le pays était stable, mais aujourd'hui, il est difficile d'imaginer d'avoir des enfants car l'avenir est incertain », regrette-t-il.
« Mes deux filles ne savent ni lire ni écrire, et c'est vraiment triste, déplore Ali.
J'aimerais qu'elles étudient, mais je n'ai pas les moyens de leur offrir une éducation.
» Si cette situation s'éternise, le petit Adnan n'ira pas non plus à l'école.
Deux bébés syriens pour un Libanais
Avec un enfant né au Liban, la famille de Ali semble se situer dans la moyenne basse de la natalité observée parmi les réfugiés.
« Dans nos cliniques, nous constatons qu'il y a beaucoup de naissances parmi les réfugiés syriens », note Mireille Zarka, responsable santé et éducation au sein de l'ONG Médecins sans frontières (MSF).
« Pendant leur séjour au Liban, les mères de famille syriennes mettent au monde entre deux et trois enfants.
Il s'agit d'un taux de natalité élevé », estime-elle, sans toutefois fournir de chiffres précis sur la durée de séjour au Liban des réfugiées syriennes.
Si cette constatation de MSF se base uniquement sur les familles dont elle a la charge, elle rejoint les taux de natalité enregistrés au Liban et en Syrie ces dernières années.
Selon les dernières études de la Banque mondiale, publiées en 2013, le taux de fécondité en Syrie s'élevait à 2,96 enfants par femme.
En 2010, avant le déclenchement du conflit, il était de 3,08.
Au Liban, le taux de fécondité s'élevait à 1,5 enfant par femme en 2013.
En moyenne, lorsqu'un enfant libanais vient au monde, deux enfants de parents syriens naissent.
Selon le HCR, 65 000 enfants de réfugiés syriens sont nés au Liban entre 2011 et septembre 2015.
Un chiffre qui « ne témoigne pas d'un pic de natalité particulier au sein de la population des réfugiés syriens au Liban », assure Lisa Abou Khaled, porte-parole du HCR, à L'Orient-Le Jour.
Selon elle, « l'augmentation du nombre des naissances suit la courbe du nombre croissant de réfugiés syriens installés au Liban ».
Cependant, comme MSF, le HCR ne comptabilise que le nombre de naissances auprès des quelque 1,1 million de réfugiés qu'il a enregistrés au Liban.
Ainsi, aux 65 000 enfants de réfugiés syriens nés au Liban et inscrits dans les registres des organisations humanitaires s'ajoute un nombre équivalent de bébés ayant vu le jour au Liban hors des écrans radar des ONG, selon une projection basée sur une étude conduite début 2015 par le Conseil norvégien pour les réfugiés (NRC).
Menée sur près de 400 familles de réfugiés syriens installées au Liban, cette étude montrait que 40 % d'entre eux, parents et enfants, n'étaient pas été enregistrés auprès des autorités libanaises.
Si, selon MSF, le taux de natalité des Syriens au Liban est élevé, a contrario, en Syrie, les chiffres chutent.
Selon un article publié le mois dernier dans le quotidien syrien al-Watan citant des sources médicales, le nombre des naissances en Syrie a fortement diminué depuis le début du conflit, passant de 500 000 en 2011 à quelque 200 000 en 2015.
En cause, « l'émigration notamment des jeunes en ge de se marier » et la cherté de la vie, affirmait dans cet article Salah el-Chikha, doyen de la faculté de médecine de l'Université de Damas.
Le conflit en Syrie a fait plus de 250 000 morts et douze millions de déplacés depuis mars 2011.
Plus de la moitié des déplacés sont des enfants.
Combien d'apatrides ?
Pour les réfugiés syriens, l'une des questions prégnantes qui se posent est celle de l'enregistrement de leur nouveau-né.
Pour qu'un enfant né au Liban de parents réfugiés puisse être reconnu par les autorités syriennes, il doit en premier lieu être enregistré auprès des autorités libanaises.
Une procédure qui peut relever, pour les parents, du parcours du combattant.
En premier lieu, la mère doit obtenir une déclaration de naissance signée par un médecin ou une sage-femme ayant participé à son accouchement.
Un document impossible à obtenir pour les femmes syriennes ayant mis au monde leur enfant hors de toute structure médicalisée.
Une enquête réalisée par le HCR en 2014 sur 5 779 nouveau-nés syriens montrait que 72 % d'entre eux ne possédaient pas de certificat de naissance officiel.
Les parents doivent ensuite faire certifier dans les douze mois le certificat de naissance par le moukhtar de leur lieu de résidence.
Une fois ce certificat en main, l'enfant peut être enregistré dans les registres d'état civil et au registre des étrangers de la direction du statut personnel.
Aujourd'hui, 60 à 70 % des 65 000 nouveau-nés enregistrés auprès du HCR sont titulaires d'un certificat de naissance paraphé par un moukhtar.
L'agence onusienne ne sait cependant pas combien d'enfants sont enregistrés au ministère des Affaires étrangères et à l'ambassade de Syrie à Beyrouth.
« Le HCR a lancé, avec le ministère de l'Intérieur, une campagne de sensibilisation des réfugiés sur les conséquences dévastatrices du défaut d'enregistrement des nouveau-nés. En effet, un enfant non enregistré ne peut pas être inscrit à l'école ou accéder aux soins médicaux, etc », souligne Lisa Abou Khaled.
« Le HCR travaille main dans la main avec le gouvernement libanais sur cette question », assure-t-elle. Dépassées par le flux de réfugiés syriens, les autorités libanaises ont imposé des règles strictes encadrant l'enregistrement de ces nouveau-nés. Si le HCR n'a plus l'autorisation d'enregistrer de nouveaux réfugiés depuis janvier 2015, « l'ajout des nouveau-nés au registre de familles déjà enregistrées » s'effectue « dans la transparence la plus totale en collaboration avec le ministère des Affaires sociales » qui supervise l'opération d'enregistrement des réfugiés auprès de l'agence onusienne, assure néanmoins Lisa Abou Khaled.
Mais la pilule a du mal à passer pour certains.
En juillet dernier, le ministre des Affaires étrangères, Gebran Bassil, avait poussé un véritable coup de gueule, déclarant que l'enregistrement des enfants de réfugiés syriens auprès de l'état civil était l'un « des signes précurseurs d'une intégration permanente de plus de deux millions d'étrangers sur notre sol ».
« C'est le début d'une implantation que nous rejetons dans le fond et dans la forme parce qu'elle va entraîner la disparition du Liban », avait-il alors averti. M. Bassil exprimait la crainte qu'en refusant de s'inscrire auprès de son ministère et de l'ambassade de Syrie ces réfugiés, enregistrés auprès de l'état civil ou non, finissent par s'installer définitivement au Liban.
« Dans le cadre d'un éventuel retour dans leur pays, il est important que ces nouveau-nés soient enregistrés au Liban pour leur assurer l'obtention de la nationalité syrienne et éviter l'apatridie », réplique Lisa Abou Khaled.
Initiation au planning familial
Loin de ces déclarations tonitruantes, les ONG abordent la question des naissances d'un point de vue humanitaire mais aussi pédagogique.
Dans une vieille btisse en pierre, située à la lisière de la route reliant Zghorta à Tripoli, au Liban-Nord, Racha Saada et Hind Jalloul, deux bénévoles de MSF, extraient un préservatif de son emballage devant une douzaine de réfugiées syriennes qui gloussent.
Certaines de ces femmes découvrent, dans le cadre de ce programme de planning familial dispensé par MSF, ce moyen contraceptif pour la première fois.
Même si l'usage de la contraception avait beaucoup progressé en Syrie dans les années 1990 faisant tomber le taux global de fécondité de 5,31 en 1990 à environ trois enfants par femme en 2013 , le sujet reste sensible en raison de ses implications culturelle et religieuse, voire politique.
Le planning familial peut être mal interprété et perçu comme un moyen de juguler la croissance de cette population déplacée.
Face aux réfugiées syriennes, les deux formatrices santé savent qu'elles doivent faire montre de pédagogie.
« On ne vous dit pas de ne pas avoir d'enfants. Le choix vous revient entièrement », affirme Racha Saada aux réfugiées installées autour d'elle.
Rebondissant sur le terrain médical, Hind Jalloul poursuit, en présentant différents types de pilules, l'injection contraceptive ou le dispositif intra-utérin (DIU).
« Avoir des grossesses rapprochées n'est pas sans risque pour la santé de la mère », explique la bénévole de MSF qui dispense également des campagnes de sensibilisation autour des grossesses non désirées.
L'espoir d'un avenir meilleur
« Lors des groupes de discussion que nous mettons en place pour comprendre les raisons motivant leur désir d'enfant, les femmes disent qu'elles veulent compenser ce qu'elles ont perdu.
Elles veulent faire des enfants pour se sentir vivantes et féminines, malgré leur situation déplorable, explique Mme Zarka de MSF. Certaines se disent que Dieu les aidera à subvenir financièrement aux besoins des enfants qui naissent. »
Conscientes que de nouvelles naissances compliqueraient encore leur situation de réfugiées, certaines femmes sortent de cette séance avec la conviction que le planning familial est une opportunité qui s'offre à elles.
« Nous n'envisageons pas d'avoir des enfants pour le moment », explique Khadija, une réfugiée originaire de Raqqa ayant assisté à la séance.
« Peut-être dans les années qui viennent », espère-t-elle.
« J'ai cinq enfants. Avec mon mari, nous sommes d'accord sur le nombre d'enfants et le timing des naissances », confie pour son part Khalfa, originaire de Homs.
Mais pas question, pour elle, d'utiliser un des moyens de contraception présentés par les formatrices.
« Avec mon mari, nous nous débrouillons seuls », lche-t-elle rapidement.
Pour ces femmes, la grossesse prend une dimension toute particulière, qui comprend des paramètres aussi variés que la vie privée et l'évolution géopolitique de la région.
Avec un espoir, partagé par toutes : retourner en Syrie et vivre une vie normale, loin de ces problèmes.