Questions/Réponses : Une enseignante lauréate du prix Pulitzer retrace la vie de Sergio Vieira de Mello

La lauréate du prix Pulitzer, Samantha Power, discute de son second livre, qui retrace la vie de l'ancien haut responsable de l'UNHCR Sergio Vieira de Mello.

Samantha Power en déplacement au Rwanda.  © M.Safdie

WINTHROP, Etats-Unis (UNHCR) - Samantha Power, âgée de 37 ans, a déjà un parcours bien rempli. Lauréate du prix Pulitzer, professeur à l'université de Harvard et journaliste respectée, Samantha Power a aussi été conseillère en politique étrangère auprès du candidat à la présidence des Etats-Unis, Barack Obama. Au début de cette année, elle a publié son second livre, « Chasing the Flame : Sergio Vieira de Mello and the Fight to Save the World », une biographie de l'Envoyé spécial de l'ONU tué lors d'une attaque suicide à Bagdad en 2003. Samantha Power retrace la vie de Sergio Vieira de Mello depuis les études à l'université de ce fils d'un diplomate brésilien, ses nombreuses années passées au service des Nations Unies dans des zones sensibles de la planète et son rôle pour tenter de résoudre quelques-unes des plus importantes crises mondiales, notamment en Bosnie, au Kosovo, au Timor-Leste et en Iraq. Elle s'est entretenue par téléphone avec l'éditeur du site Internet de l'UNHCR Leo Dobbs.

Pourquoi avez-vous écrit ce livre ?

De nombreuses discussions se déroulent actuellement sur les défis et les menaces du 21e siècle à travers les frontières et ainsi de suite, mais tant de nos modèles - les dirigeants sur lesquels nous comptons - sont toujours très 20e siècle, ils sont très statiques. Il y a très peu d'études sur les gens qui ont traversé les frontières, ainsi que les défis auxquels ils essaient de faire face. Ma première réaction a été, oula, voilà un homme qui a travaillé au niveau international, transnational ainsi qu'au niveau national pendant toute sa carrière. Il a aussi passé une si grande partie de sa carrière sur le terrain et il a donc passé 34 ans à gérer différentes situations violentes et différentes populations violentes.

Parmi les principaux défis que nous connaissons aujourd'hui, il y a, je crois, les Etats défaillants, les Etats répressifs, les Etats responsables d'atrocités et de génocide, etc. Sergio avait une excellente compréhension de ces problèmes et des façons d'y répondre ; il me semblait inimaginable de ne pas essayer d'utiliser tout cet apprentissage et ces expériences du passé.

Quel type de recherches avez-vous menées ?

L'UNHCR a été grandiose et m'a donné accès à ses archives à Genève. Ils ont été très, très généreux. Ils m'ont laissée étudier la façon dont il préparait ses réunions, ses rapports de mission, ses mémos, etc, ainsi que ses échanges de correspondance avec d'autres personnes. J'ai aussi obtenu un accès illimité aux archives du Département des opérations de maintien de la paix à New York. Le livre est aussi basé sur des e-mails et des lettres que des collègues de Sergio ont reçus et envoyés. Mais le plus important, ce sont les 400 entretiens menés avec ses collègues, ses amis et d'autres personnes qui ont travaillé avec lui dans des domaines spécifiques.

Les interviews sont presque comme une histoire orale de son rôle dans ces missions, mais aussi des missions elles-mêmes.... Ce que j'ai essayé de faire ressortir, c'était sa vie et comment il a pris des décisions dans des situations inextricables avec une information très imparfaite. Les documents sur les discussions internes ont été vraiment très utiles pour confirmer ou infirmer les souvenirs des gens.

Une grande partie de mon travail a consisté à faire des allers et retours entre les archives papier et les interviews - c'était un éternel recommencement.... Le vrai défi a consisté à vérifier toutes les informations aussi rigoureusement que possible.

Quels sont vos souvenirs de Sergio ?

Quand je l'ai rencontré pour la première fois en Bosnie [en 1994], il était connu comme étant un carrefour entre James Bond et Bobby Kennedy. A nouveau, il avait pris un congé de l'UNHCR pour participer à une mission de maintien de la paix. Jonathan Moore, un diplomate américain et l'un de mes amis, avait dit à Sergio qu'une journaliste débutante venait d'arriver dans les Balkans et qu'elle avait besoin de conseil. Sergio m'a appelée et nous avons prévu de nous rencontrer pour dîner. Mais ce jour-là une zone de sécurité des Nations Unies appelée Gorazde avait subi une attaque violente, alors j'avais pensé que Sergio ne pourrait honorer notre rendez-vous. Mais il est venu et, avec son flegme légendaire, il a dit : « Si la troisième guerre mondiale éclate pendant notre dîner, je ne pourrai pas commander une deuxième bouteille de vin. » Il a bien expliqué qu'il vivait dans l'urgence et qu'il arrivait à gérer les problèmes les plus cruciaux du jour, mais il dégageait aussi une impression de calme qui était très réconfortante pour beaucoup.

La mission des Nations Unies en Bosnie n'était pas une réussite pour lui. Il était le numéro deux au niveau des civils et il était frustré car les représentants des Nations Unies sur le terrain ne recevaient pas suffisamment de soutien diplomatique ou politique de la part des capitales. Alors, il s'est trouvé dans une situation qu'il a définie plus tard, en citant [l'intellectuel français] Bernard-Henri Lévy, comme « faire passer des sandwiches à travers les portes d'Auschwitz. » En même temps, il prenait la défense de la mission, en tant qu'employé des Nations Unies, il détestait les critiques que recevaient alors les troupes de maintien de la paix.... Nous avons eu de longues discussions animées sur des questions comme arrêter ou non la mission des Nations Unies, ce qui pouvait être fait différemment et si des forces militaires devaient être utilisées.

Nous nous sommes vus durant environ un an, puis il est parti. Nous avons perdu contact et alors la crise du Kosovo est arrivée. Je suis revenue dans les Balkans en tant que journaliste et je l'ai retrouvé cette fois-ci en tant que dirigeant. Je ressentais qu'il avait un rôle différent, le rôle qui lui allait. Il devait prendre des décisions. Il était toujours frustré, bien sûr, par les gouvernements mais il était devenu très, très habile en tant que numéro un qui devait obtenir de la part des gouvernements les ressources dont il avait besoin pour mener à bien son travail. Il était arrivé seulement depuis cinq ou six semaines et, même si nous sommes ensuite restés en contact, c'était la dernière fois que je l'ai vu en personne.

Selon vous, quel poste occuperait Sergio s'il était toujours en vie ?

Sergio a toujours eu une capacité inégalée pour gagner le respect et le soutien de tous les gouvernements du Conseil de sécurité ... ce qui fait de vous un fonctionnaire des Nations Unies vraiment très rare. Avec ce type de soutien, il aurait pu devenir un jour candidat pour le poste de Secrétaire général des Nations Unies. C'était le tour de l'Asie en 2006, alors il aurait été peu probable qu'il ait été nommé Secrétaire général cette fois-ci - à moins que le Timor-Leste ne l'ait présenté comme l'un de ses ressortissants ! Mais il était si jeune et si doué que je crois qu'en fin de compte, les Etats membres se seraient tournés vers lui et l'auraient nommé Secrétaire général.

Quelles sont les situations de réfugiés qui vous ont le plus affectée ?

Mon premier contact avec les réfugiés s'est passé en 1992. J'étais diplômée d'université aux Etats-Unis et je suis allée enseigner l'anglais à Berlin en juin 1992, à un moment où des réfugiés arrivaient en masse en Allemagne depuis l'Ex-Yougoslavie. Tout ce que je ressentais, c'était une grande impuissance, mais les images de ces gens sont restées gravées dans ma mémoire.

Quand je suis arrivée dans les Balkans et que je suis devenue journaliste, j'ai été basée d'abord en Croatie, un pays qui accueillait alors plus d'un million de réfugiés bosniaques et croates. Les scènes - des champs entiers remplis de gens dans des tentes ou des entrepôts - ont marqué une grande partie de mon travail d'alors. Plus récemment, j'ai été le plus marquée par le reportage que j'ai fait au Darfour et au Tchad - des endroits dont le souvenir est obsédant.

Selon vous, quelle devrait être la politique américaine vis-à-vis des Nations Unies et vis-à-vis du problème des réfugiés ?

Je dirais qu'au sujet des Nations Unies en général, la capacité des Etats-Unis à promouvoir la paix et la sécurité ainsi qu'à restaurer sa place dans le monde va dépendre au moins en partie de ses relations avec les autres pays - sa capacité à développer des arrangements collectifs pour la sécurité, des engagements communs humanitaires et ainsi de suite et à renforcer la coopération. Les relations des Etats-Unis avec les Nations Unies s'amélioreront lorsque les relations des Etats-Unis avec les pays qui composent les Nations Unies s'amélioreront.

Quand il s'agit des agences spécialisées et des fonctions humanitaires des Nations Unies, je pense que les Etats-Unis sont tiraillés. Avec l'UNHCR, les Etats-Unis continuent à être un très fort défenseur en terme d'aide, mais ce pays offre un soutien plus limité quand on en vient aux questions de l'octroi d'asile alors que des groupes de réfugiés sont pris dans des considérations de sécurité intérieure. Washington doit simplement effectuer une étude plus rapide des cas d'asile. C'est évidemment de l'équilibrisme, mais le prochain président va devoir adopter l'équilibrisme et non pas simplement fermer les portes de l'Amérique.

Pensez-vous que votre livre pourrait avoir une influence sur la pensée américaine ?

Une partie de l'effet que pourrait avoir ce livre aux Etats-Unis serait d'ouvrir le système des Nations Unies et de le montrer - avec ses défauts - en montrant aussi les énormes bienfaits de l'organisation au quotidien. Seulement il y a tant d'idéologie aux Etats-Unis au sujet des Nations Unies. Les gens de droite caricaturent les Nations Unies en pensant aux hélicoptères noirs ou comme s'il s'agissait du gouvernement mondial et ainsi de suite, alors que les progressistes traitent parfois l'organisation comme si elle avait son propre esprit, son propre corps et son propre compte bancaire. La plupart des Américains n'ont pas une conception très élaborée de la façon dont fonctionnent les Nations Unies.

Je crois qu'il y a une vraie opportunité d'améliorer la réputation des Nations Unies aux Etats-Unis - non pas en la déformant, mais juste en créant une ouverture et en donnant aux opérations des Nations Unies davantage de transparence et en soulignant non seulement la vie de Sergio Vieira de Mello, mais aussi la vie de ses collègues et les risques que prennent les employés pour améliorer la protection des civils, la stabilité globale ou l'assistance aux réfugiés. C'est réellement impressionnant et cela surprendra beaucoup de gens.

Serait-il intéressant de faire un film reportage basé sur le livre ?

Il paraît que ... [le réalisateur originaire d'Irlande du Nord] Terry George, qui a réalisé « Hotel Rwanda », est intéressé depuis longtemps à la vie de Sergio. Il voit Sergio comme une fenêtre très importante sur notre époque. Mais je ne sais pas où en est ce projet.

Voyez-vous des ressemblances entre Sergio Vieira de Mello et Barack Obama ?

Oui. Je crois qu'ils ont tous les deux des qualités de leadership incroyables, à commencer bien sûr par le charisme. Dans le cas de Sergio, les jeunes employés de l'UNHCR voulaient travailler à ses côtés en mission pour apprendre avec lui. Dans le cas de Barack, plus encore, ce sont des millions de gens qui se sont engagés dans la politique pour la première fois de leur vie, ils donnent de l'argent et ils participent à la campagne. En termes de politique extérieure et de résolution de problème, je crois aussi qu'ils se ressemblent beaucoup. Les deux posent de nombreuses questions pour décider quelle est la politique à suivre, aucun des deux ne sont orientés vers une approche hiérarchique ou idéologique.

Ils sont tous deux pragmatiques en ce sens qu'ils veulent savoir ce qui marche et ils sont moins intéressés par la façon dont les choses ont toujours été faites. Ils comprennent les règles du jeu et ils comprennent qu'ils doivent agir dans ce cadre, mais ils ont aussi des idéaux qu'ils veulent défendre en travaillant au service du pays. Ils peuvent être extrêmement pragmatiques pour que ces idéaux se réalisent. Cela s'observait avec Sergio dans la façon dont il négociait avec les Serbes et les Khmers rouges. Dans le cas de Barack Obama, il est allé à contre courant de Washington en disant que nous devrions négocier et qu'en tant que président, il serait prêt à rencontrer [le Président de l'Iran] Mahmoud Ahmadinejad et la Syrie.

En fait ils ont tous deux cette capacité de voir les gens autour d'eux. Sergio était capable de dissocier « l'humain » dans l'humanitaire ou « l'humain » dans les droits de l'homme. Il considérait les réfugiés comme des individus et non pas comme un concept abstrait. Obama est pareil. Je le vois dans la manière dont il interagit avec les membres de son équipe et ses relations avec les gens ordinaires - il s'intéresse à eux de manière très intense et il offre aux gens de toutes les couches de la société le même respect que celui qu'il offre aux gens très hauts placés. Je pense que c'est une qualité extrêmement rare.