Articles d'actualité, 9 avril 2015
L'histoire de Mohammed
Alors que la bataille de Kobane est terminée depuis le début de l'année, les plus de 40 000 habitants de cette ville syrienne restent dispersés en Turquie voisine et dans des pays plus lointains. Quelques uns sont rentrés, mais les mois d'affrontements et de raids aériens qui ont fini par contraindre les militants à quitter Kobane ont également rasé une bonne partie de cette ville frontalière, privant beaucoup d'habitants de leurs maisons.
La famille de Mohammed en fait partie. En septembre, lui, sa femme – alors enceinte de leur plus jeune enfant aujourd'hui âgé de trois mois – et leurs deux jeunes enfants ont été obligés de fuir. Ils ont rejoint l'afflux de réfugiés vers la Turquie le plus important depuis le début de la crise syrienne il y a un peu plus de quatre ans.
A la frontière, Mohammed a demandé à un chauffeur de taxi s'il connaissait un endroit à proximité où il pourrait séjourner avec sa famille. Le chauffeur les a emmenés ici, à Saygin, soit quelques dizaines de petites maisons en briques de terre s'étirant le long d'un de terre. Construites à l'origine pour servir de fermes, ce sont aujourd'hui principalement des résidences d'été pour les familles turques vivant dans les zones urbaines proches. A juste 10 kilomètres au sud, par-delà les étendues de champs, se trouve la frontière syrienne.
Le village de Saygin semble appartenir à un autre temps. La famille de Mohammed habite dans une petite maison de deux pièces avec un toit de chaume et des murs épais faits de terre et d'herbe séchée. Connectée à l'électricité depuis peu, une seule prise est pendue à un mur, alimentant un petit chauffage dans la pièce principale.
Souhaitant désespérément rentrer maintenant que les combats actifs sont terminés, la famille de Mohammed attend son heure – et reste à l'abri en Turquie jusqu'à ce que les conditions de sécurité permettent de rentrer vers ce qui reste de leur ville natale.
« S'il y avait une chance de pouvoir rentrer aujourd'hui, je le ferais »
Préoccupées par le manque d'infrastructures et par la possibilité que les militants, dans leur retraite, aient piégé leurs maisons et les bâtiments de la ville, de nombreuses familles syriennes hésitent à retourner à Kobane.
« Dès que nous entendrons qu'il est possible de rentrer, nous partirons dès le lendemain », déclare Mohammed. Il demande à être identifié seulement par son prénom pour la sécurité de sa famille. « S'il y avait une chance de pouvoir rentrer aujourd'hui, je le ferais ».
La longue bataille de Kobane, qui a touché jusqu'au cœur du centre résidentiel et dense de la ville, a détruit près de 80% des bâtiments, selon les fonctionnaires locaux. Les premières images prises à Kobane fin janvier laissaient apparaitre une ville en ruine : des pâtés de maisons entièrement rasés, dont la maison de la famille de Mohammed.
Mohammed affirme qu'au cours des derniers mois, il a regardé la bataille de Kobane se dérouler juste à sa porte.
« Nous pouvions voir la fumée. Quand c'est devenu tout noir, nous avons compris que notre maison était perdue »
« Nous pouvions voir la fumée », se souvient Mohammed, en désignant l'endroit par la fenêtre. Les environs de sa ville natale sont visibles à l'horizon. « Quand c'est devenu tout noir, nous avons compris que notre maison était perdue ».
La confirmation est venue des semaines plus tard. Le frère de Mohammed est retourné à Kobane quelques jours après la cessation des combats et a indiqué que la maison avait été détruite. Il a envoyé une photo par texto à Mohammed. La maison avait été réduite en cendres comme le reste de son quartier.
Selon Mohammed, il est hors de question de refaire leur vie en Turquie parce que la nourriture est chère, qu'il ne parle pas turc et qu'il ne peut pas trouver de travail. Jusqu'à maintenant, les propriétaires des maisons du village de Saygin ont permis aux familles comme celle de Mohammed de séjourner sans payer de loyer. Ajouté aux distributions et aux aides fournies par les groupes humanitaires locaux, cela leur a permis de survivre.
« Parfois je songe simplement à me supprimer », déclare Mohammed, impassible. « Plutôt mourir que mener cette vie misérable ».
De la route principale qui traverse le village de Saygin, des rangs bien alignés de tentes blanches toute neuves brillent au soleil sur le flanc du coteau au loin. Le camp de réfugiés de Suruc, récemment ouvert et géré par le gouvernement turc, a une capacité d'accueil de plus de 30 000 places et fournit gratuitement un hébergement, de la nourriture, des soins médicaux et une scolarité aux résidents.
Mais malgré ces avantages et l'encouragement des fonctionnaires locaux pour qu'ils s'y installent, Mohammed et d'autres familles de Kobane déclarent qu'il est hors de question de rester à Saygin. Désormais prêt à rentrer chez lui à tout moment, Mohammed affirme que s'installer dans un camp de réfugiés à proximité ne rime à rien.
La campagne du sud de la Turquie est parsemée de villages agricoles comme celui-ci. Autrefois lieux endormis habités par une poignée de familles pendant les mois d'hiver, ce sont aujourd'hui de véritables ruches hébergeant des dizaines de familles réfugiées qui refusent de s'écarter davantage de Kobane. Leur ville natale a été libérée, mais ils ne peuvent toujours pas rentrer.
L'attente et l'incertitude minent Mohammed. Il affirme que quelle que soit la situation il ne fuira plus jamais sa maison, et qu'il préfèrerait mourir à Kobane plutôt qu'endurer l'humiliation d'une vie en exil.
« Je vais être honnête, je ne ferme pas l'œil de la nuit », dit-il, en admettant que bien que déterminé à rentrer chez lui, il est également assailli par le doute. « Je reste éveillé jusqu'à deux ou trois heures du matin. Parfois je ne m'endors qu'à l'aube ».
« Résultat, je fume beaucoup », poursuit-il sans interruption. « Je pense à la situation, à ce qui va se passer et à comment nous allons rentrer ».