De l'autre côté du lac
Articles d'actualité, 10 mars 2015
Un long canoë glisse à travers les roseaux sur les eaux paisibles du lac Tchad. A son bord, les visages sont tendus, tel celui du jeune Alhaji Haoudou, 16 ans, impatient de sauter sur les berges sablonneuses de Baga Sola, au Tchad. Comme les 80 autres passagers, il a fui le Nigéria quelques semaines auparavant, après s'être engouffré dans un bateau surchargé au lendemain du massacre survenu dans sa région le 3 janvier.
Ce jour-là, des combattants ont incendié une douzaine de villages ainsi que la ville portuaire de Baga, située sur la rive occidentale du quatrième plus grand lac d'Afrique. Plusieurs dizaines de personnes -voire plusieurs centaines selon certains récits – ont péri en quelques jours. D'autres se sont noyées en traversant le lac.
Ce bateau est le dernier affrété par les autorités tchadiennes et le HCR pour acheminer quelque 7 000 survivants dispersés à travers d'innombrables îlots, des parcelles de sable qui semblent s'être détachées de la terre ferme, un peu comme des icebergs décrochés d'un glacier. Les conditions y sont très précaires et de nombreux réfugiés ne survivent que grâce à l'aide des rares habitants. Leur transfert vers Dar-es-Salam, un site planté dans la brousse aride à 75 kms de la frontière nigériane, est une priorité humanitaire aussi urgente que difficile.
De fines scarifications marquent le visage d'Alhaji et accentuent sa mince silhouette. Un sac en jute pendu à son épaule gauche et son bras droit se balançant dans l'air, il émerge de la foule de survivants. Dès qu'il atteint la plage, il est récompensé par un bracelet tamponné du logo du HCR. Désormais, Alhaji est officiellement un réfugié. De l'eau oxygénée diluée est pulvérisée sur son ballot et ses pieds sont désinfectés dans une bassine. Les autorités sont vigilantes, craignant que des combattants essaient de s'immiscer parmi les passagers. Les gendarmes fouillent tous les sacs et tous les cartons. Les machettes confisquées et d'autres outils agricoles vitaux, considérés comme des armes potentielles, s'entassent à côte d'eux.
Dix membres de la famille d'Alhaji ont fui, mais seuls sept sont arrivés ici aujourd'hui : Alhaji, ses grands-parents, sa mère, sa tante et trois petits cousins. La grand-mère d'Alhaji, Falmata Mohamed, âgée de 51 ans, porte un voile bleu et des boucles d'oreilles en or. Elle fait de grands gestes avec ses bras pour décrire la confusion qui a suivi l'attaque. « Tara-ta-ta » mime-t-elle, saisissant l'avant bras d'Alhaji pour simuler une mitrailleuse. Une balle a transpercé son poignet droit et sa blessure nécessite des soins. Puis Falmata désigne sa petite-fille du doigt. Agée d'à peine un mois, elle est née dans la brousse, une semaine après l'attaque. Elle est blottie dans les vêtements de sa mère. Toute la famille a l'air épuisé. Aucun d'entre eux ne parvient à faire un récit clair des événements. Le temps semble s'être suspendu là-bas sur le lac.
Peu de temps après, un camion approche. Il transportera ces hommes, ces femmes et ces enfants vers leur nouvelle habitation, le site de Dar-es-Salam, à 12 kms de là. Le véhicule fait un bruit de ferraille et les corps se cognent dans un fouillis de tapis et de cartons. Le silence est frappant, mélange d'appréhension et d'angoisse. Au fil des kms, des terres en friche désertiques plantées de huttes apparaissent à l'horizon. Ici, une silhouette enturbannée monte un chameau. Plus loin, des chèvres broutent de rares acacias. Cette région, à neuf heures de camion de la capitale, est aussi pauvre qu'isolée. Son indice de développement humain est parmi les plus bas du Tchad, un pays qui figure lui-même parmi les pays les moins développés du monde. Mais cette région est plus sûre, beaucoup plus sûre, que l'endroit qu'ils ont fui. L'atmosphère se détend. Certains rient même. « Je n'aurais jamais pensé aller si loin », marmonne un père incrédule.
Une foule attend les nouveaux arrivants, espérant retrouver des proches disparus. Mais, vite, les visages de nombreux jeunes ne peuvent pas cacher leur déception. Le site accueille désormais 150 enfants ayant perdu leurs parents ou séparés d'eux pendant l'attaque. Un homme s'empare d'un porte-voix et déclare en Houssa : « Bienvenue à vous tous ! Bienvenue ! ». Puis la foule se disperse, tandis que la nuit tombe sur l'installation pour réfugiés. Alhaji et sa famille se dirigent vers les abris communautaires. C'est là qu'ils vont passer leur première nuit à Dar-es-Salam. Les derniers sacs sont déchargés, l'un d'eux portant une étiquette indiquant le point de départ : « Maiduguri, Etat de Borno, Nigéria ».
Près de 1 million de personnes ont été déplacées à l'intérieur de la région du nord-est du Nigéria depuis mai 2013. Plus de 100 000 ont fui vers le Niger, quelque 66 000 vers le Cameroun et au moins 18 000 vers le Tchad. Aujourd'hui, la crise est régionale.
Alhaji et sa famille se sentent désormais capables de raconter les horreurs qu'ils ont endurées. Dans l'abri temporaire que le HCR vient de leur attribuer, une simple bâche étendue au-dessus d'une structure en bois, la grand-mère évoque comment les combattants « ont lancé l'assaut tôt le matin, alors que nous faisions la cuisine. Ces hommes étaient complètement fous et ils tiraient dans toutes les directions ».
« C'était chacun pour soi. Nous courrions pour sauver notre peau », ajoute la tante d'Alhaji, Kalthouma Abakar, âgée de 22 ans.
«J'ai touché mes mains, mes pieds. J'ai réalisé que j'étais en vie ».
Les femmes ont réussi à prendre la fuite. Mais les hommes ont été rassemblés sur la place centrale du village, dans les environs de Baga. Onze adolescents ont été alignés devant les hommes plus âgés. Alhaji était ligoté, à genou, son visage contre le sol. Les hommes ont fait feu et l'une des balles a transpercé le poignet du garçon. Tous le croyaient mort, y compris son grand-père. « J'ai pensé que c'était notre tour, mais les hommes de Boko Haram sont partis », raconte le vieil homme, abasourdi. Il s'est rué sur Alhaji, a remué le corps du garçon. « J'ai touché mes mains, mes pieds. J'ai réalisé que j'étais en vie », explique Alhaji d'une voix monocorde, le regard vide. Comme lui, un autre jeune homme a survécu miraculeusement.
La famille a erré pendant deux jours dans la brousse, sans nourriture ni eau. Les coups de feu les poursuivaient et les familles ont été séparées. Peu de temps après, le travail de la tante d'Alhaji a commencé et elle a donné naissance à Falmata, dont le prénom a été choisi en l'honneur de la sage-femme improvisée : sa grand-mère. « Je n'avais même pas d'eau chaude pour laver le bébé », explique la jeune maman.
Le groupe a continué sur un canoë, se frayant un chemin à travers les roseaux, sautant d'une île à l'autre. Pendant deux semaines, ils se sont nourris de poissons et ont bu l'eau du lac. Ils se propulsaient parfois avec une perche, ou s'enlisaient jusqu'à la taille dans le lac marécageux et en voie d'assèchement pour essayer de pousser le bateau. Leur périple sinueux les a conduits à un village. Un canoë motorisé appartenant aux autorités tchadiennes s'est arrêté à cet endroit. Ils sont montés à bord.
Ce matin, la famille s'est réveillée dans sa nouvelle habitation. Ils explorent leur espace de vie. En un mois, Dar-es-Salam a surgi au milieu du sable mais les infrastructures essentielles sont déjà installées. Des puits, des douches et des toilettes sont à seulement quelques mètres. Un médecin de la Croix-Rouge tchadienne va soigner la main d'Alhaji. Les deux bambins, âgés de quatre et six ans, vont démarrer leur vie d'écoliers dès que le bâtiment de l'école est terminé. Et pour les aider à s'installer, le HCR a fourni des nattes, des couvertures et des ustensiles de cuisine à la famille.
Le Programme alimentaire mondial (PAM) leur distribue leur première ration de nourriture : 8,5 kg de céréales, 1 kg de pois, huile et sel, par personne. Ils devront faire avec pendant 20 jours. Pour ceux qui étaient auparavant pêcheurs, agriculteurs et éleveurs, ces rations leur font un choc. Ils avaient l'habitude d'un régime varié. « A la maison, il y avait toujours une casserole qui mijotait », souligne un des réfugiés. Alors, la veille, la colère a éclaté. Les réfugiés ont refusé d'accepter « de si petites quantités de millet, une céréale que nous ne savons même pas préparer et que nous sommes incapables de piler », marmonne l'un d'entre eux. Le PAM et le HCR ont promis d'améliorer les rations lors de la prochaine distribution. Chacun doit faire des concessions, parce que la crise est immense. Plus de 3 000 réfugiés vivent déjà dans le site. Et on en attend beaucoup plus.
Le site de Dar-es-Salam a été conçu pour un maximum de 10 000 personnes. La concentration de tous les réfugiés au même endroit est le seul moyen de leur porter assistance dans une région aussi isolée que celle-ci. C'est la raison pour laquelle des missions conjointes du HCR et de la Commission tchadienne pour l'accueil et la réintégration des réfugiés ratissent la région avec des jeeps et des canoës pour convaincre les exilés de rejoindre l'installation de Dar-es-Salam. Le but est également de garantir leur sécurité contre des incursions meurtrières à l'intérieur du Tchad. Quelques jours après le transfert de la famille d'Alhaji de Ngouboua vers Dar-es-Salam, Ngouboua a été attaquée. La ville a été brûlée aux trois quarts et 10 personnes auraient été tuées. Des dizaines de réfugiés ont dû de nouveau fuir dans la brousse. D'autres ont afflué vers Dar-es-Salam.
Pour Alhaji et sa famille, le retour n'est pas une option. « Nous allons reconstruire nos vies ici », promet la grand-mère. A condition qu'ils trouvent les moyens de subsistance nécessaires. Ils ont perdu leur bétail et rien ne pousse dans le sable balayé en cette saison par l'harmattan, le vent sec du Sahara. Quant à la pêche, le principal moyen de subsistance des exilés, sa pratique est strictement réglementée au Tchad. « Si nous trouvons les fonds nécessaires, nous pourrions payer les licences imposées par les autorités et même aider les réfugiés à acheter des filets », déclare Baiwong Mohamat, qui dirige le bureau du HCR à Baga Sola. « Nous sommes aussi en discussion avec les chefs locaux concernant l'utilisation de certaines terres fertiles au bord du lac. Nous pourrions financer l'achat de semences ».
Mais ce qui préoccupe plus que tout Alhaji et sa famille, c'est leur sécurité contre des attaques futures de militants. « Tant que nous ne sommes pas attaqués? nous resterons ici », déclare Falmata, la grand-mère d'Alhaji. La famille a surtout hâte de voir le retour de ses hommes. Aux dernières nouvelles, ils étaient à Ngouboua, le village réduit en cendres. En arabe, Dar-es-Salam signifie la "maison de la paix". Ils prient tous pour que cela soit vrai.