Discours de M. António Guterres, Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés. 24e Sommet de l'Union africaine. Lancement de l'Étude de la Commission africaine sur le droit à la nationalité en Afrique, Addis Abeba, 29 janvier 2015
Discours du Haut Commissaire, 29 janvier 2015
Excellences,
Mesdames et Messieurs,
Je vous remercie beaucoup de m'avoir donné l'occasion d'assister au lancement de cette importante étude sur le droit à la nationalité en Afrique, et je tiens à féliciter la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples pour cet effort historique.
Il s'agit de l'aboutissement de plusieurs initiatives récemment prises par des institutions africaines qui sensibilisent de plus en plus aux questions de nationalité et d'apatridie. Dans une certaine mesure, l'événement constitue un appel à se réveiller, en ce sens qu'il confirme l'existence d'importantes lacunes dans le cadre juridique actuel, lorsqu'il s'agit de veiller à ce que tout le monde sur le continent puisse exercer son droit d'appartenir à un État.
Si la plupart prennent pour acquis le fait d'avoir une nationalité, l'absence de ce statut condamne souvent à une vie de discrimination, de frustration et de désespoir. Le problème est plus répandu que beaucoup pourraient le penser. Il touche au moins 10 millions de personnes dans le monde ; toutes les dix minutes un enfant naît apatride. Si nous avons des données sur près des trois quarts du million d'apatrides en Afrique, nous savons que leur nombre réel est beaucoup plus élevé.
Imaginez ce qu'est la vie pour la plupart des personnes qui sont incapables de prouver leur nationalité. Elles ne peuvent envoyer leurs enfants à l'école, se soigner dans les hôpitaux, obtenir un emploi, se marier ou se déplacer librement. Elles vivent comme si elles étaient invisibles ; lorsqu'un apatride meurt, les autorités ne délivrent pas très souvent de certificat de décès, comme s'il n'avait jamais existé.
Lorsqu'elle est présente sur une grande échelle, l'apatridie peut aggraver les problèmes de déplacement et d'instabilité. Surtout, le fait de priver des gens du droit à la nationalité constitue pour les pays des occasions ratées pour ce qui est du développement et de la prospérité. En veillant à ce que chacun puisse jouir de son droit à la nationalité, on permettrait aux sociétés d'exploiter l'énergie et les talents des centaines de milliers de personnes qui, aujourd'hui, n'existent pas sur le plan juridique.
Pour toutes ces raisons, le HCR a récemment lancé une campagne mondiale visant à mettre fin à l'apatridie dans les dix prochaines années. Aujourd'hui, l'élan s'est beaucoup consolidé au plan international, rendant l'objectif ambitieux, mais possible. Je compte sur le précieux soutien de l'Union africaine et de ses États membres pour nous aider à l'atteindre.
Dans l'exercice de son mandat officiel qui consiste à assurer la protection des réfugiés, le HCR travaille très étroitement avec les gouvernements africains pour contribuer, selon l'approche de groupe interinstitutions, à la protection des personnes déplacées de force à l'intérieur de leurs propre pays. Ce type de partenariat avec les États africains bénéficie des cadres juridiques régionaux exceptionnellement solides dont dispose l'Afrique en matière de protection.
La Convention de l'OUA de 1969 constitue la pierre angulaire du dispositif de protection des réfugiés en Afrique, né de la tradition séculaire de solidarité avec les personnes déracinées par les conflits. Elle a renforcé l'engagement à ce sujet, et depuis qu'elle a été adoptée il y a 45 ans, des millions de personnes ont pu trouver refuge. Depuis les guerres d'indépendance jusqu'aux crises de réfugiés d'aujourd'hui, les pays et communautés à travers le continent ont maintenu ouvertes leurs frontières aux réfugiés, et ont partagé ce qu'ils avaient avec les nouveaux arrivants, même lorsqu'ils se battaient eux-mêmes pour joindre les deux bouts.
Quarante ans après que la Convention de l'OUA a beaucoup contribué au régime international de protection des réfugiés, l'Union africaine a adopté un autre traité révolutionnaire, à savoir la Convention de Kampala sur les déplacés internes. Avec ce texte, l'Afrique est devenue la première région au monde à disposer d'un instrument juridique contraignant sur la protection des personnes déplacées à l'intérieur de leurs propres pays. Trente-neuf États ont depuis lors signé ce texte historique, et plusieurs autres s'appuient sur la Convention pour élaborer leurs lois et politiques nationales.
L'engagement des États africains en matière de protection les a depuis longtemps guidés dans le processus de conception de cadres juridiques régionaux de haute qualité. Je suis convaincu que, dans le même esprit, les États membres de l'Union africaine manifesteront le même engagement pour la protection du droit à la nationalité et la lutte contre l'apatridie.
À cet égard, les pays africains ont déjà pris d'importantes mesures comme les 13 adhésions aux deux conventions relatives à l'apatridie en à peine plus de trois ans. Le HCR travaille étroitement avec bon nombre de gouvernements africains pour identifier les populations apatrides et prévoir des garde-fous dans les lois relatives à la nationalité afin de veiller à ce qu'aucun enfant ne naisse sans nationalité. La Côte d'Ivoire et le Sénégal ont apporté d'importants changements à leurs lois sur la nationalité en vue de prévenir et de réduire l'apatridie, et nous aurons le grand honneur d'écouter, dans quelques minutes, Son Excellence le Président Ouattara de Côte d'Ivoire.
L'étude, qui est lancée aujourd'hui, est une nouvelle occasion de poursuivre dans la même voie. L'adoption d'un Protocole à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples portant sur la nationalité ne constitue pas seulement le témoignage de l'engagement fort et constant de l'Union africaine en matière de protection ainsi que la mise en place d'un instrument juridique important pour davantage renforcer son arsenal législatif. Elle aiderait également à améliorer la vie des milliers de personnes parmi les plus vulnérables sur le continent.
Permettez-moi d'ajouter un mot sur l'autonomisation des femmes, qui est le thème général de ce sommet de l'UA. L'une des principales causes de l'apatridie est aujourd'hui la discrimination à l'égard des femmes concernant la transmission de la nationalité. Dans plus d'une vingtaine de pays à travers le monde, parmi lesquels dix États membres de l'Union africaine, les femmes ne peuvent toujours pas transmettre leur nationalité à leurs enfants au même titre que les hommes, ce qui peut engendrer de nouvelles générations connaissant la souffrance et le désespoir. Un protocole régional sur la nationalité fixerait d'importantes normes permettant d'éliminer de telles injustices et de mettre fin à l'apatridie sur le continent africain. Je suis certain qu'avec le leadership solide de l'Union africaine en matière de protection, cet objectif peut être atteint, et nous entendons soutenir l'Organisation et ses États membres dans cet effort important.
Toutefois, si vous me permettez de faire une remarque plus générale, au-delà de l'objet immédiat de mon mandat – bien sûr la notion d'« appartenance » va au-delà de ce qui pourrait être écrit dans un texte juridique. Dans l'histoire de l'Afrique, comme vous le savez mieux que moi, le fait d'appartenir à une nation n'a jamais été limité à des débats sur les documents d'identité. Ce qu'il faut, en fin de compte, c'est la volonté politique de promouvoir la tolérance et l'acceptation de tous et de créer l'espace social et humain dans une société qui permettrait à tous ses membres d'être reconnus, de contribuer, et oui, d'appartenir à celle-ci. Ces éléments correspondent parfaitement au meilleur de la culture et de la tradition africaine. Le rôle de la société civile dans ce processus est évidemment crucial et doit être soutenu.
L'Afrique a prouvé à maintes reprises qu'elle est en mesure de trouver des solutions novatrices à certains de ses problèmes très complexes. Je n'ai aucun doute qu'elle peut le faire à nouveau.
Je vous remercie beaucoup.